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PRÉFACE DE L'ÉDITEUR.


qui pouvaient blesser l’évêque et le ministre, il a dû faire dans le texte des changements considérables. En est-il ainsi ? Non, la plupart des lettres omises sont insignifiantes ; les traits les plus vifs contre le gouvernement, le pape et la religion, sont restés. A vrai dire, les Lettres persanes sont d’un tissu tellement serré qu’on ne voit pas comment on aurait pu les accommoder au goût du cardinal, à moins de les supprimer. Imposer à l’auteur l’obligation de ne point reconnaître son livre, c’était une mesure équivoque, mais dans le goût du temps ; accepter une édition expurgée, c’eût été pour Fleury s’engager plus loin que sa prudence ne voulait aller.

Que reste-t-il donc de la curieuse découverte de M. Vian ? Un fait qui intéresse l’histoire littéraire, mais qui n’est pas encore suffisamment éclairci. Jusqu’à nouvel ordre il est permis de croire que la seconde édition de 1721 porte sa vraie date, et qu’elle n’a point servi à la candidature de Montesquieu.

Quoi qu’il en soit des ennuis qu’essuya l’auteur des Lettres persanes, son livre, une fois entré dans notre littérature, y est resté, comme une œuvre de génie. Les Lettres persanes ont résisté à l’épreuve du temps. Ce n’est pas qu’il n’y ait des choses regrettables. Sans être sévère, on peut trouver que Montesquieu abuse des mœurs persanes. Il y a trop de sérail, trop d’eunuques, trop de peintures plus que légères. C’est la date de la régence, je le veux bien, mais cette date y est trop marquée. Quant au caractère oriental des personnages, il y aurait beaucoup à dire ; mais peut-être les défauts qui nous choquent aujourd’hui ont-ils favorisé en leur temps le succès du livre. Usbek et Rica nous semblent bien Français pour des Persans ; en 1721 on en jugeait autrement. Chaque siècle a sa façon de comprendre et de sentir l’Orient, Rome et la Grèce. A mesure que l’érudition nous fait pénétrer plus avant dans ces civilisations étrangères, le point de vue se déplace, le goût change. L’Andromaque et l’Iphigénie de Racine donnaient à nos pères le sentiment de l’antiquité homérique ; l’Iphigenie en Tauride de Gœthe, œuvre germanique s’il en fut, rappelle, dit-on, aux Allemands, la poésie ailée de la Grèce ; le galant Orosmane était admiré par nos grand’mères comme un Sarrasin farouche et généreux, pourquoi Usbek n’aurait-il point fait illusion aux Français du XVIIIe siècle naissant ? Ils étaient