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LETTRE III.


l’ardeur de te plaire. Mais tu fis bientôt céder ces charmes empruntés à des grâces plus naturelles ; tu détruisis tout notre ouvrage : il fallut nous dépouiller de ces ornements, qui t’étaient devenus incommodes ; il fallut paraître à ta vue dans la simplicité de la nature. Je comptai pour rien la pudeur : je ne pensai qu’à ma gloire. Heureux Usbek ! que de charmes furent étalés à tes yeux ! Nous te vîmes longtemps errer d’enchantements en enchantements ; ton âme incertaine demeura longtemps sans se fixer ; chaque grâce nouvelle te demandait un tribut ; nous fûmes en un moment toutes couvertes de tes baisers ; tu portas tes curieux regards dans les lieux les plus secrets ; tu nous fis passer, en un instant, dans mille situations différentes ; toujours de nouveaux commandements, et une obéissance toujours nouvelle. Je te l’avoue, Usbek, une passion encore plus vive que l’ambition me fit souhaiter de te plaire. Je me vis insensiblement devenir la maîtresse de ton cœur ; tu me pris, tu me quittas ; tu revins à moi, et je sus te retenir ; le triomphe fut tout pour moi, et le désespoir pour mes rivales : il nous sembla que nous fussions seuls dans le monde ; tout ce qui nous entourait ne fut plus digne de nous occuper. Plût au ciel que mes rivales eussent eu le courage de rester témoins de toutes les marques d’amour que je reçus de toi ! Si elles avaient vu[1] mes transports, elles auraient senti la différence qu’il y a de mon amour au leur ; elles auraient vu que, si elles pouvaient disputer avec moi de charmes[2], elles ne pouvaient pas disputer de sensibilité… Mais où suis-je ? Où m’emmène ce vain récit ? C’est un malheur de n’être point aimée ;

  1. A. Bien vu.
  2. A. Des charmes.