Page:Montesquieu - Œuvres complètes, éd. Laboulaye, t1.djvu/93

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
71
LETTRE IX.


en moi l’effet des passions, sans en éteindre la cause ; et, bien loin d’en être soulagé, je me trouvai environné d’objets qui les irritaient sans cesse. J’entrai dans le sérail, où tout m’inspirait le regret de ce que j’avais perdu : je me sentais animé à chaque instant : mille grâces naturelles semblaient ne se découvrir à ma vue que pour me désoler ; pour comble de malheurs, j’avais toujours devant les yeux un homme heureux. Dans ce temps de trouble, je n’ai jamais conduit une femme dans le lit de mon maître, je ne l’ai jamais déshabillée, que je ne sois rentré chez moi la rage dans le cœur, et un affreux désespoir dans l’âme.

Voilà comme j’ai passé ma misérable jeunesse. Je n’avais de confident que moi-même. Chargé d’ennuis et de chagrins, il me les fallait dévorer : et ces mêmes femmes, que j’étais tenté de regarder avec des yeux si tendres, je ne les envisageais qu’avec des regards sévères : j’étais perdu si elles m’avaient pénétré ; quel avantage n’en auraient-elles pas pris ?

Je me souviens qu’un jour que je mettais une femme dans le bain, je me sentis si transporté, que je perdis entièrement la raison, et que j’osai porter ma main dans un lieu redoutable. Je crus, à la première réflexion, que ce jour était le dernier de mes jours : je fus pourtant assez heureux pour échapper à mille morts : mais la beauté, que j’avais faite confidente de ma faiblesse, me vendit bien cher son silence ; je perdis entièrement mon autorité sur elle ; et elle m’a obligé depuis à des condescendances qui m’ont exposé mille fois à perdre la vie.

Enfin, les feux de la jeunesse ont passé ; je suis vieux, et je me trouve, à cet égard, dans un état tranquille : je regarde les femmes avec indifférence ; et je leur rends bien