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DE L’ESPRIT DES LOIS.

Il avoue d’ailleurs que, parmi ce nombre de causes, il y en a toujours une dans chaque nation qui agit avec plus de force que les autres, de façon que celles-ci sont obligées de lui céder.

Cette cause dominatrice forme le caractère presque indélébile de chaque nation, et la gouverne à son insu par des ressorts mystérieux. C’est par ces grands traits qu’on distingue une nation d’une autre. Choquer ces traits distinctifs, et, selon le langage de notre auteur, cet esprit général, ce seroit exercer une tyrannie qui, selon lui, quoique de simple opinion, ne laisseroit pas de produire des effets aussi funestes que la tyrannie réelle, c’est-à-dire la violence du gouvernement.

Notre auteur a bien senti l’importance de ce grand rapport des lois avec l'esprit général, les mœurs, les manières, qui règnent plus impérieusement que les lois, vu leur grande influence sur la façon de penser, de sentir et d’agir de toute une nation. Il a vu combien il faut être circonspect à n’apporter aucun changement à cet esprit général, afin qu’en gênant les vices politiques, on ne gêne pas les vertus politiques, qui souvent en dérivent. Aussi s’est-il occupé entièrement à développer toutes ces relations.

Il veut qu’on procède lentement et par degrés à détromper les peuples de leurs erreurs fortifiées par le temps, vu le grand danger auquel on exposeroit l’État par une réforme subite. Ce même changement des mœurs et des manières, lorsqu’il est nécessaire, ne doit être fait que par d’autres mœurs et d’autres manières, et jamais par des lois, à cause de la grande différence qu’il y a entre les lois et les mœurs, celles-là ne tenant qu’aux institutions particulières et précises du législateur, celles-ci aux institutions de la nation en général. De là il s’ensuit que, comme on ne sauroit empêcher les crimes que par des peines, on ne peut aussi changer les manières que par des exemples.

Il fait aussi sentir combien il faut être attentif à ne point gêner par des lois les manières et les mœurs du peuple, lors-