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LIVRE VII, CHAP. I.

Le luxe est encore en proportion avec la grandeur des villes, et surtout de la capitale ; en sorte qu’il est en raison composée des richesses de l’État, de l’inégalité des fortunes des particuliers et du nombre d’hommes qu’on assemble dans de certains lieux.

Plus il y a d’hommes ensemble, plus ils sont vains et sentent naître en eux l’envie de se signaler par de petites choses [1]. S’ils sont en si grand nombre que la plupart soient inconnus les uns aux autres, l’envie de se distinguer redouble, parce qu’il y a plus d’espérance de réussir. Le luxe donne cette espérance ; chacun prend les marques de la condition qui précède la sienne. Mais à force de vouloir se distinguer, tout devient égal, et on ne se distingue plus : comme tout le monde veut se faire regarder, on ne remarque personne.

Il résulte de tout cela une incommodité générale. Ceux qui excellent dans une profession mettent à leur art le prix qu’ils veulent ; les plus petits talents suivent cet exemple ; il n’y a plus d’harmonie entre les besoins et les moyens. Lorsque je suis forcé de plaider, il est nécessaire que je puisse payer un avocat ; lorsque je suis malade, il faut que je puisse avoir un médecin.

Quelques gens ont pensé qu’en assemblant tant de peuple dans une capitale, on diminuoit le commerce, parce que les hommes ne sont plus à une certaine distance les uns des autres. Je ne le crois pas ; on a plus de désirs, plus de besoins, plus de fantaisies quand on est ensemble.

  1. Dans une grande ville, dit [Mandeville], l'auteur de la Fable des abeilles, t. I, p. 133, on s'habille au-dessus de sa qualité, pour être estimé plus qu’on n'est par la multitude. C’est un plaisir pour un esprit foible, presque aussi grand que celui de l’accomplissement de ses désirs. (M.) — Ce sont les yeux des autres qui nous ruinent, a dit Franklin.
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