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XXV
A L’ESPRIT DES LOIS.


primeur assez tôt pour que l’Esprit des lois enfin achevé, parût à Genève vers la fin de l'année. L’ouvrage, qui ne porte ni date ni nom d’auteur, fut publié par Barillot et fils en deux volumes in-4o. Il s’en fit presque aussitôt un second tirage qu’on reconnaît à Verrata placé à la fin du tome premier.

Comment le livre fut-il reçu du public ? Avec plus de curiosité que de faveur, si l’on en croit d’Alembert.


« A peine l’Esprit des lois parut-il, qu'il fut recherché avec empressement, sur la réputation de l’auteur ; mais, quoique M. de Montesquieu eût écrit pour le bien du peuple, il ne devoit pas avoir le peuple pour juge ; la profondeur de l'objet étoit une suite de son importance même. Cependant les traits qui étoient répandus dans l'ouvrage, et qui auroicnt été déplacés s'ils n'étoient pas nés du fond du sujet, persuadèrent à trop de personnes qu’il étoit écrit pour elles. On cherchoit un livre agréable, et on ne trouvoit qu’un livre utile dont on ne pouvoit d'ailleurs, sans quelque attention, saisir l'ensemble et les détails. On traita légèrement l'Esprit des lois ; le titre même fut un sujet de plaisanterie [1] : enfin l'un des plus beaux monuments littéraires qui soient sortis de notre nation fut regardé d’abord par elle avec assez d’indifférence.

« Il fallut que les véritables juges eussent eu le temps de le lire ; bientôt ils ramenèrent la multitude toujours prompte à changer d'avis. La partie du public qui enseigne dicta à la partie qui écoute ce qu’elle devoit penser et dire, et le suffrage des hommes éclairés, joint aux échos qui le répétèrent, ne forma plus qu'une voix dans toute l'Europe [2].

N’en déplaise à d’Alembert, qui ne perd jamais l’occasion d’ériger les philosophes ses confrères en grands pontifes, on n’eut pas besoin que la partie du public qui enseigne dictât à la partie qui écoute ce quelle devoit penser et dire ; il y avait en France assez de goût et d’esprit pour que de simples femmes fussent en état d’apprécier l’œuvre de Montesquieu, avant que l'oracle eût parlé. On en peut juger par la lettre de Mme Geoffrin, qui nous fait connaître tout au moins l’opinion d’un des plus aimables salons de Paris :

« Paris, 18 janvier 1749.

« Je ne vous sais aucun gré, mon cher président, de penser à moi au milieu de vos loups et de vos éperviers ; c’est bien assurément ce que vous

  1. M. de Montesquieu, disoit-on, devoit intituler son livre : De l'Esprit sur les lois. (Note de d’Alembert.)
  2. D’Alembert, Éloge de Montesquieu.