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LETTRES FAMILIÈRES.


anglois nouvellement arrivés, difficultés sur difficultés. Remarquez que je vous dis de belles nouvelles pour un homme de province, et que vous aurez beaucoup de peine à me payer cela en préconisations et on congrégations. Le commerce de Bordeaux se rétablit un peu, et les Anglois ont eu même l’ambition de boire de mon vin cette année ; mais nous ne pouvons nous bien rétablir qu’avec les îles de l’Amérique, avec lesquelles nous faisons notre principal commerce.

Je suis bien aise que vous soyez content de l’Esprit des Lois. Les éloges que la plupart des gens pourroient me donner là-dessus flalteroient ma vanité ; les vôtres augmenteroient mon orgueil, parce qu’ils sont donnés par un homme dont les jugements sont toujours justes [1], et jamais téméraires. Il est vrai que le sujet est beau et grand ; je dois bien craindre qu’il n’eut été beaucoup plus grand que moi ; je puis dire que j’y ai travaillé toute ma vie. Au sortir du collège, on me mit dans les mains des livres de droit ; j’en cherchai l’esprit ; j’ai travaillé, je ne faisois rien qui vaille. Il y a vingt ans que je découvris mes principes ; ils sont très-simples ; un autre qui auroit autant travaillé que moi, auroit fait mieux que moi ; mais j’avoue que cet ouvrage a pensé me tuer ; je vais me reposer ; je ne travaillerai plus.

Je vous trouve fort heureux d’avoir à Rome M. le duc de Nivernois [2]: il avoit autrefois de la bonté pour moi ; il

  1. J’ai appris à Turin que lorsque celui-ci (M. de Solar), eut lu la première fois l'Esprit des Lois, il dit : « Voilà un livre qui opérera une révolution dans les esprits en France. » C’est une des preuves que ses jugements étoient justes. (G.)
  2. Mazarini-Manrini, duc de Nivernois (1716-1798), étoit alors ambassadeur de France à Rome.

    Auteur de fables ingénieuses imprimées chez Didot jeune, en 1796, et