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LETTRES FAMILIÈRES.


y recevoir, quoiqu’elle n’ait pas besoin d'ordre pour cela ; ainsi je vous prie de vous y camper. Vous allez à Vienne : je crois que j’y ai perdu, depuis vingt-deux ans, toutes mes connoissances. Le prince Eugène vivoit alors, et ce grand homme me fit passer des moments délicieux [1]. MM. les comtes Kinski, M. le prince de Lichtenstein, M. le marquis de Prié, M. le comte d’Harak et toute sa famille, que j’eus l’honneur de voir à Naples où il étoit vice-roi, m’ont honoré de leurs bontés : tout le reste est mort ; et moi je mourrai bientôt : si vous pouvez me rappeler dans leur souvenir, vous me ferez beaucoup de plaisir. Vous allez paroître sur un nouveau théâtre, et je suis sûr que vous y figurerez aussi bien que vous avez fait ailleurs. Les Allemands sont bons, mais un peu soupçonneux. Prenez garde : ils se méfient des Italiens comme trop fins pour eux ; mais ils savent qu’ils ne leur sont point inutiles, et sont trop sages pour s’en passer.

Vous avez grand tort de n’avoir point passé par la Brède quand vous revîntes d’Italie. Je puis dire que c’est à présent un des lieux aussi agréables qu’il y ait en France au château près [2], tant la nature s’y trouve dans sa robe

  1. L’auteur disoit qu'il n'avoit jamais ouï dire à ce prince qu'il falloit dire sur le sujet dont on parloit, meme lorsqu’en quittant de temps en temps sa partie, il se méloit de la conversation. Dans un petit écrit que Montesquieu avoit fait sur la Considération, en parlant du prince Eugène, il avoit dit qu’on n’est pas plus jaloux des grandes richesses de ce prince qu’on ne l’est de celles qui brillent dans les temples des dieux. Le prince, flatté de ces expressions, fit un accueil très-distingué à Montesquieu à son arrivée à Vienne, et l’admit dans sa société la plus intime. (GUASCO.)
  2. La singularité de ce château mérite une petite note. C’est un bâtiment hexagone, à pont-levis, entouré de doubles fossés d’eau vive, revêtu de pierres de taille. Il fut bâti sous Charles VII pour servir de château-fort ; et il appartenoit alors à la maison de La Lande, dont la dernière héritière épousa un des ancêtres de M. de Montesquieu. L’intérieur du chât-