Page:Montesquieu - Lettres persanes I, 1873.djvu/151

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pratiquer, afin qu’elle nous soutienne dans ce temps critique où les passions commencent à naître et à nous encourager à l’indépendance.

Si nous n’étions attachées à vous que par le devoir, nous pourrions quelquefois l’oublier ; si nous n’y étions entraînées que par le penchant, peut-être un penchant plus fort pourroit l’affaiblir. Mais, quand les lois nous donnent à un homme, elles nous dérobent à tous les autres et nous mettent aussi loin d’eux que si nous en étions à cent mille lieues.

La nature, industrieuse en faveur des hommes, ne s’est pas bornée à leur donner les désirs ; elle a voulu que nous en eussions nous-mêmes, et que nous fussions des instruments animés de leur félicité : elle nous a mises dans le feu des passions, pour les faire vivre tranquilles ; s’ils sortent de leur insensibilité, elle nous a destinées à les y faire rentrer, sans que nous puissions jamais goûter cet heureux état où nous les mettons.

Cependant, Usbek, ne t’imagine pas que ta situation soit plus heureuse que la mienne : j’ai goûté ici mille plaisirs que tu ne connais pas : mon imagination a travaillé sans cesse à m’en faire connoître le prix : j’ai vécu, et tu n’as fait que languir.

Dans la prison même où tu me retiens, je suis plus libre que toi : tu ne saurois redoubler tes attentions pour me faire garder, que je ne jouisse de tes inquiétudes ; et tes soupçons, ta jalousie, tes chagrins, sont autant de marques de ta dépendance.

Continue, cher Usbek : fais veiller sur moi nuit et jour ; ne te fie pas même aux précautions ordinaires ; augmente mon bonheur en assurant le