Page:Montesquieu - Lettres persanes I, 1873.djvu/166

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que les autres, il aimoit si éperdument ma sœur qu’il ne savoit rien lui refuser. Je la vis encore dans le même lieu et dans le même équipage, accompagnée de deux esclaves ; ce qui me fit avoir recours à notre langue particulière. Ma sœur, lui dis-je, d’où vient que je ne puis vous voir sans me trouver dans une situation affreuse ? Les murailles qui vous tiennent enfermée, ces verrous et ces grilles, ces misérables gardiens qui vous observent, me mettent en fureur. Comment avez-vous perdu la douce liberté dont jouissoient vos ancêtres ? Votre mère, qui étoit si chaste, ne donnoit à son mari, pour garant de sa vertu, que sa vertu même : ils vivoient heureux, l’un et l’autre, dans une confiance mutuelle ; et la simplicité de leurs mœurs étoit pour eux une richesse plus précieuse mille fois que le faux éclat dont vous semblez jouir dans cette maison somptueuse. En perdant votre religion, vous avez perdu votre liberté, votre bonheur et cette précieuse égalité qui fait l’honneur de votre sexe. Mais ce qu’il y a de pis encore, c’est que vous êtes, non pas la femme, car vous ne pouvez l’être ; mais l’esclave d’un esclave qui a été dégradé de l’humanité. Ah ! mon frère, dit-elle, respectez mon époux, respectez la religion que j’ai embrassée : Selon cette religion, je n’ai pu vous entendre, ni vous parler sans crime. Quoi, ma sœur ! lui dis-je tout transporté, vous la croyez donc véritable, cette religion ? Ah ! dit-elle, qu’il me seroit avantageux qu’elle ne le fût pas ! Je fais pour elle un trop grand sacrifice pour que je puisse ne la pas croire ; et si mes doutes… À ces mots, elle se tut. Oui, vos doutes, ma sœur, sont bien fondés, quels qu’ils soient.