Page:Montesquieu - Lettres persanes I, 1873.djvu/176

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causes libres, parce que ce qui n’est point arrivé n’est point, et par conséquent, ne peut être connu ; car le rien, qui n’a point de propriétés, ne peut être aperçu : Dieu ne peut pas lire dans une volonté qui n’est point, et voir dans l’âme une chose qui n’existe point en elle ; car, jusque’à ce qu’elle se soit déterminée, cette action qui la détermine n’est point en elle.

L’âme est l’ouvrière de sa détermination ; mais il y a des occasions où elle est tellement indéterminée qu’elle ne sait pas même de quel côté se déterminer. Souvent même elle ne le fait que pour faire usage de sa liberté ; de manière que Dieu ne peut voir cette détermination par avance, ni dans l’action de l’âme, ni dans l’action que les objets font sur elle.

Comment Dieu pourroit-il prévoir les choses qui dépendent de la détermination des causes libres ? Il ne pourroit les voir que de deux manières : par conjecture, ce qui est contradictoire avec la prescience infinie ; ou bien il les verroit comme des effets nécessaires qui suivroient infailliblement d’une cause qui les produiroit de même, ce qui est encore plus contradictoire : car l’âme seroit libre par la supposition ; et, dans le fait, elle ne le seroit pas plus qu’une boule de billard n’est libre de se remuer, lorsqu’elle est poussée par une autre.

Ne crois pas pourtant que je veuille borner la science de Dieu. Comme il fait agir les créatures à sa fantaisie, il connoît tout ce qu’il veut connoître. Mais, quoiqu’il puisse voir tout, il ne se sert pas toujours de cette faculté ; il laisse ordinairement à la créature la faculté d’agir ou de ne pas agir, pour lui laisser celle de mériter ou de