Page:Montesquieu - Lettres persanes I, 1873.djvu/46

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L’année d’ensuite fut très-pluvieuse : les lieux élevés se trouvèrent d’une fertilité extraordinaire, et les terres basses furent submergées. La moitié du peuple cria une seconde fois famine ; mais ces misérables trouvèrent des gens aussi durs qu’ils l’avoient été eux-mêmes.

Un des principaux habitants avoit une femme fort belle ; son voisin en devint amoureux, et l’enleva : il s’émut une grande querelle ; et, après bien des injures et des coups, ils convinrent de s’en remettre à la décision d’un Troglodyte qui, pendant que la république subsistoit, avoit eu quelque crédit. Ils allèrent à lui, et voulurent lui dire leurs raisons. Que m’importe, dit cet homme, que cette femme soit à vous, ou à vous ? J’ai mon champ à labourer ; je n’irai peut-être pas employer mon temps à terminer vos différends et à travailler à vos affaires, tandis que je négligerai les miennes ; je vous prie de me laisser en repos, et de ne m’importuner plus de vos querelles. Là-dessus il les quitta, et s’en alla travailler sa terre. Le ravisseur, qui étoit le plus fort, jura qu’il mourroit plutôt que de rendre cette femme ; et l’autre, pénétré de l’injustice de son voisin et de la dureté du juge, s’en retournoit désespéré, lorsqu’il trouva dans son chemin une femme jeune et belle, qui revenoit de la fontaine. Il n’avoit plus de femme, celle-là lui plut ; et elle lui plut bien davantage lorsqu’il apprit que c’étoit la femme de celui qu’il avoit voulu prendre pour juge, et qui avoit été si peu sensible à son malheur : il l’enleva, et l’emmena dans sa maison.

Il y avoit un homme qui possédoit un champ assez fertile, qu’il cultivoit avec grand soin : deux de ses voisins s’unirent ensemble, le chassèrent de