Page:Montesquieu - Lettres persanes II, 1873.djvu/82

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Lorsqu’elle vit ses prières impuissantes, elle se jeta dans un furieux emportement. Voyez, disoit-elle, comme on est gêné ! Il ne sera seulement pas permis à une pauvre femme de se brûler quand elle en a envie ! A-t-on jamais vu rien de pareil ? Ma mère, ma tante, mes sœurs, se sont brûlées ? Et, quand je vais demander permission à ce maudit gouverneur, il se fâche et se met à crier comme un enragé.

Il se trouva là, par hasard, un jeune bonze : Homme infidèle, lui dit le gouverneur, est-ce toi qui as mis dans l’esprit de cette femme cette fureur  ? Non, dit-il, je ne lui ai jamais parlé : mais, si elle m’en croit, elle consommera son sacrifice ; elle fera une action agréable au dieu Brama : aussi en sera-t-elle bien récompensée ; car elle retrouvera dans l’autre monde son mari, et elle recommencera avec lui un second mariage. Que dites-vous ? dit la femme surprise. Je retrouverai mon mari ? Ah ! Je ne me brûle pas. Il étoit jaloux, chagrin, et d’ailleurs si vieux que, si le dieu Brama n’a point fait sur lui quelque réforme, sûrement il n’a pas besoin de moi. Me brûler pour lui !… pas seulement le bout du doigt pour le retirer du fond des enfers. Deux vieux bonzes qui me séduisoient, et qui savoient de quelle manière je vivois avec lui, n’avoient garde de me tout dire : mais, si le Dieu Brama n’a que ce présent à me faire, je renonce à cette béatitude. Monsieur le gouverneur, je me fais mahométane. Et pour vous, dit-elle en regardant le bonze, vous pouvez, si vous voulez, aller dire à mon mari que je me porte fort bien.

De Paris, le 2 de la lune de Chalval 1718.