Page:Montesquieu - Lettres persanes II, 1873.djvu/85

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du monde pour se communiquer à ses esclaves, je me suis fait une loi sévère de captiver une langue indocile. On ne m’a jamais vu abandonner une seule parole qui pût être amère au dernier de ses sujets. Quand il m’a fallu cesser d’être sobre, je n’ai point cessé d’être honnête homme ; et, dans cette épreuve de notre fidélité, j’ai risqué ma vie, et jamais ma vertu.

Je ne sais comment il arrive qu’il n’y a presque jamais de prince si méchant, que son ministre ne le soit encore davantage; s’il fait quelque action mauvaise, elle a presque toujours été suggérée ; de manière que l’ambition des princes n’est jamais si dangereuse que la bassesse d’âme de ses conseillers. Mais comprends-tu qu’un homme qui n’est que d’hier dans le ministère, qui peut-être n’y sera pas demain, puisse devenir dans un moment l’ennemi de lui-même, de sa famille, de sa patrie et du peuple qui naîtra à jamais de celui qu’il va faire opprimer ?

Un prince a des passions ; le ministre les remue : c’est de ce côté-là qu’il dirige son ministère ; il n’a point d’autre but, ni n’en veut connoître. Les courtisans le séduisent par leurs louanges ; et lui le flatte plus dangereusement par ses conseils, par les desseins qu’il lui inspire, et par les maximes qu’il lui propose.

De Paris, le 25 de la lune de Saphar 1719.