Page:Montesquieu - Lettres persanes II, 1873.djvu/98

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Je tournai par hasard la tête d’un autre côté, et je vis un autre homme qui faisoit des grimaces de possédé. À qui se fier désormais ? s’écrioit-il. Il y a un traître que je croyois si fort de mes amis que je lui avois prêté mon argent : et il me l’a rendu ! Quelle perfidie horrible ! Il a beau faire ; dans mon esprit il sera toujours déshonoré.

Tout près de là étoit un homme très-mal vêtu, qui, élevant les yeux au ciel, disoit : Dieu bénisse les projets de nos ministres ! Puissé-je voir les actions à deux mille, et tous les laquais de Paris plus riches que leurs maîtres ! J’eus la curiosité de demander son nom. C’est un homme extrêmement pauvre, me dit-on ; aussi a-t-il un pauvre métier : il est généalogiste, et il espère que son art rendra, si les fortunes continuent ; et que tous ces nouveaux riches auront besoin de lui pour réformer leur nom, décrasser leurs ancêtres, et orner leurs carrosses ; il s’imagine qu’il va faire autant de gens de qualité qu’il voudra ; il tressaille de joie de voir multiplier ses pratiques.

Enfin je vis entrer un vieillard pâle et sec, que je reconnus pour nouvelliste avant qu’il se fût assis ; il n’étoit pas du nombre de ceux qui ont une assurance victorieuse contre tous les revers et présagent toujours les victoires et les trophées : c’étoit au contraire un de ces trembleurs qui n’ont que des nouvelles tristes. Les affaires vont bien mal du côté d’Espagne, dit-il : nous n’avons point de cavalerie sur la frontière, et il est à craindre que le prince Pio, qui en a un gros corps, ne fasse contribuer tout le Languedoc. Il y avoit vis-à-vis de moi un philosophe assez mal en ordre, qui prenoit le nouvelliste en pitié, et haussoit les épaules à mesure que l’autre haussoit la voix ; je