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L’ACHIGAN

de l’achigan, l’un des principaux locataires du lac. Quinze mille truites communes et quatre-vingt-cinq mille truites de mer (à l’état d’alevins, bien entendu), provenant de la piscifacture du gouvernement, y ont été déposée il y a cinq ou six ans. Le lac, dans sa longueur, est disposé du nord au sud ; au sud il baigne un terrain d’alluvion, pendant qu’au nord il repose sur un lit ferré entouré de rochers ; les truites se sont établies au sud, autour de la bouche d’un ruisseau nourricier et rafraîchissant ; l’extrémité nord est occupée, me dit-on, par des bancs de poissons blancs (coregonus albus), qui ne mordent à aucune esche, mais qui ne laissent pas de se faire mordre sans pitié par leurs féroces voisins. L’achigan vit entre les deux, donnant tour à tour un coup de dent d’un côté, un coup de dent de l’autre. La perchaude se glisse timidement dans les pâturages qui entourent les châteaux forts de l’achigan, pendant que la barbotte, agile, vigoureuse, énorme, dispute à l’achigan sa proie, jusqu’à la surface de l’eau. Elle va même jusqu’à mordre à la mouche artificielle. Cette intrusion dégoûte promptement le pêcheur, qui se rabat vers les roches de l’ouest, habitées par de jeunes achigans et force perchaudes, à tel point qu’il finit par aller jeter l’ancre près des îles du sud-est, à grande profondeur d’eau noire comme de l’encre, entourée d’algues de haute ramée, peuplées de gardons, d’ides et de chevesnes, troupeaux de réserve de l’achigan qui paissent inquiets, à la portée de sa dent, sous ces profonds ombrages. De temps à autre, une volute se dessine sur la serpentine sombre des eaux ; un achigan monstrueux seul a pu produire une pareille giration. Toutes les lignes se tournent dans cette direction, et il n’est pas rare que le poisson goulu, en chassant le chevesne, soit victirne de sa gourmandise, périsse pour avoir croqué une ablette — promenant un hameçon en selle — qui pouvait à peine remplir le creux d’une de ses dents.

Maintenant, défilez deux trolls de deux a trois cents pieds de longueur, munies de cuillers, de minuces, grenouilles, de mouches artificielles, de sept et huit hameçons bien garnis et fixés à deux perches, courtes mais solides, que tient un pêcheur de chaque main et de chaque côté, à l’arrière de l’embarcation, pendant qu’on rame ferme dans une course soutenue. Vous passez sur une troupe d’achigans en maraude qui se précipite sur ce chapelet d’esches chatoyantes à l’œil, et trois ou quatre y restent accrochés. Passez au même endroit en revenant et la même aubaine vous attend. Quelquefois les deux lignes sont attaquées en même temps, et de branche en branche, toute la troupe finit par être embrochée.

Nous venons de constater que l’achigan a un appétit capricieux plutôt que régulier : mais quels sont les mets qu’il préfère ? Je sais qu’il prend un léger goûter, au saut du lit, vers les cinq heures, à la cuiller, à la mouche artificielle, qui le dispense souvent, et pour cause, du déjeûner