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LES POISSONS

Qui connaît le nombre des anses, baies, raccrocs, bouches de ruisseaux, noues, boires, décharges, rigoles aboutissant à l’Ottawa, de chenaux cerclant des îlots, compris entre Thurso et Papineauville ? Il est aussi incalculable qu’indescriptible, dans les grandes eaux du printemps. Presque tous ces rivages, ces indentures sont bordés d’arbres touffus, à basses branches chargées d’insectes aériens, pendant qu’au fond des eaux fourmillent les insectes aquatiques, dans les algues, les ajoncs, les fucus, tapis soyeux des ondines aux yeux de perle, aux épaules de cristal, à chevelure d’émeraude. C’est dans ces retraites sereines, remplies d’ombre et de mystère, que le menu fretin, le prolétaire des poissons, va cacher ses amours, reproduire ses espèces, le plus loin possible des grands ravageurs, le brochet, le doré, l’achigan, l’anguille et tant d’autres non moins dévorants.

Les plus soigneux de leurs cachettes sont les poissons blancs, comprenant les cyprins, les ablettes que nous appelons, comme masse, les minnuces (minnoes des Anglais), ou la blanchaille, les poissons tendres, le pain quotidien du poisson franc, l’honneur de nos plats les plus recherchés.

À bien y penser, le seul vrai dévorant, dans la création, c’est l’homme.

Avec les inondations du printemps, les rives envahies se dessinent en îlots, en presqu’îles, en anses, se découpent en ruisselets improvisés, et le sol voisin désagrégé par capillarité, effrité par un soleil surplombant, laisse choir les nids de lombrics engourdis, des fourmilières endormies, les œufs des sauterelles confiés aux crevasses, en même temps que les torrents, les ruisseaux, les rigoles naturelles ou artificielles charrient les graines des champs, les derniers fruits d’automne, les débris de charognes, grouillants d’asticots soudainement nés ou réveillés.

C’est le convoi de l’an dernier qui passe, sur lequel la grenouille entonne le libera, de la même voix qu’elle chantera, ce soir, le retour du printemps.



J’allais oublier que nous sommes partis pour la pêche au fond de la « Petite-Baie, » dans une chaloupe de seize pieds de quille, à bau large, d’assiette sûre, Benoît en avant avec charge de l’ancre dont il est le cabestan naturel — ayant une enfiloire à lui, sous la main — moi, au milieu, préposé aux rames, Marmette, au gouvernail, représenté par un aviron, et entre lui et moi, une enfiloire enroulée au tôlet, sous ma surveillance spéciale. Et nous pêchons consciencieusement, dans l’espoir, chacun de nous, d’arriver bon premier, d’emporter le record, d’enlever la timbale.