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LES POISSONS

qu’amusant… et presque sans respirer, il ajoute tristement, sur un ton navré, qui me résonne dans le dos… « La mienne aussi !… »

— Quoi ? qu’y a-t-il ?

— Il y a que mon enfiloire est coupée comme la tienne, par ces maudits brochetons, et que nous n’avons qu’à courir après.

En un tour de bras, l’ancre est levée, jetée au fond de l’embarcation, et Benoît, debout, inspecte la surface de l’eau, avec âpreté (une si belle pêche !). après m’avoir commandé : « Rame, Montpetit. » Il n’eût pas été plus solennel, s’il m’eût dit : « Le pays a les yeux sur toi. »

J’allais obéir à cet ordre, lorsqu’une violente secousse fit vibrer ma main droite qui tenait la ligne de Marmette. « Attendez, » dis-je, « je sens ici un animal avec lequel il n’y a pas lieu de badiner ; à lui seul il vaut dix fois ceux qui sont en naufrage. »

— Passe-moi ma ligne, me dit Marmette.

Je la lui passe, et, au premier choc, il sent que la prise mérite tous les soins d’un pêcheur habile. Le poisson prend le large, entraînant la chaloupe et son équipage, sur un fil de soie de dix pieds de longueur dont Marmette, à genoux sur son siège, soulage la tension, à bout de bras, en se penchant jusqu’à plonger le roseau à deux ou trois pieds dans l’eau, pendant que Benoît et moi manœuvrons au meilleur de notre connaissance, pour arriver au coup.

Quel était ce poisson ? À en juger par sa force, qui lui permettait de remorquer une chaloupe chargée de trois hommes, il fallait que ce fût un poisson monstre, pour les eaux douces, bien entendu.

Toujours généreux, Marmette propose : « Nous nous éloignons, tout de même, de nos enfiloires. Que diriez-vous de lâcher cet animal inconnu pour aller repêcher nos captures connues ? »

— Eh ! va donc, lui répondons-nous, notre honneur est entre tes mains et au fond de l’eau ; il s’agit de le tirer de là : tiens ferme, serre de près, en avant !

Là-dessus, nous filons sur notre fil de soie, tenu par la main de Marmette, dans une eau calme, sous un ciel de plomb fondu.

Quelle espèce de bête peut bien nous mener ainsi ? me disais-je à part moi. Étant enfant, j’avais vu des maskinongés promener des canots de pêcheur sur le lac Saint-Louis, mais ces poissons vaillants couraient sur l’eau, tournoyaient, bondissaient pour se dégager ; tout différent est notre remorqueur mystérieux, qui semble ramper sur le fond, sans vouloir s’en dégager d’une ligne. C’est peut-être un esturgeon de forte taille ? Mais non, un esturgeon aurait donné un ou deux coups de collier, puis impatienté, il eût rompu la ligne d’un coup de queue, et dare ! dare ! du côté de chez nous. Je ne vois vraiment qu’une tortue énorme, colossale, qui puisse nous traîner ainsi sur le fond vaseux de la baie.