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LE MALACHIGAN

J’en étais là de mes hypothèses, lorsque Marmette nous dit à demi-voix : « Ça cède, ça monte… ça vient… attrape ma ligne, Montpetit… bon ! » J’avance le bras, je saisis la ligne, et je m’assieds, en tenant toujours la corde raide, et l’attirant à moi ; du reste, pas la moindre saccade, pas de secousse, rien que la résistance d’un poids inerte, mais assez lourd pour inspirer des craintes sur la force de la ligne. Je frémis, je tremble, j’ai peur ; l’anxiété de mes deux amis, debout au-dessus de moi, plongeant des yeux avides dans l’eau trouble où l’on n’aperçoit rien, même sous une couche de deux pouces seulement d’épaisseur, me tourmente plus que la mienne propre. Si l’animal allait s’échapper lorsqu’il est pour ainsi dire dans nos mains, après une lutte héroïque, où Marmette a fait preuve de tant de prudence, de patience, de connaissance stratégique, de souplesse, de sang-froid, d’énergie, il ne me resterait plus qu’à me pendre à la place du poisson avec cette ligne de soie, à la façon des étrangleurs indous. Par bonheur, Dieu ne voulut pas pousser l’épreuve jusque-là : je tire la ligne, main sur main, pouce sur pouce ; une tête brune, suivie d’un corps argenté, émerge de l’eau grise ; ma main droite est aussi vite rendue dans l’entre-bâillement des ouïes, et, de haute volée, le poisson est enlevé et jeté lourdement au fond de la chaloupe, entre Marmette et moi.

Trois soupirs de soulagement s’échappent de nos poitrines angoissées.

— Le nom de l’animal ? interroge Marmette.

— Son sexe ? poursuit Benoît.

— C’est un mâle…

— Je le crois sans peine, ricane Benoît, après tout le mal qu’il nous a donné.

— C’est un malachigan, vous dis-je, un des plus gros poissons de cette rivière, et le plus vigoureux peut-être, comme nous en avons la preuve, Il a lutté jusqu’à la mort pour sa liberté ; il n’a cédé qu’avec son dernier souffle, il est tombé dans la chaloupe comme une masse de plomb, sans un bayement, sans le moindre tressaillement des nageoires.

— C’est un vaillant, un brave entre les braves ! s’écrie Marmette, son vainqueur généreux. Je l’ai combattu vivant, je l’admire, mort, sous son armure squammeuse or et argent ; je propose que nous versions une larme sur sa tombe.

À l’unanimité !

Revenus de l’éblouissement de cette joûte chevaleresque, nous nous mettons en quête de nos enfiloires, que nous repêchons à cinq ou six arpents de distance, allégées de presque tous les brochetons, de quinze à vingt crapets, d’autant de barbottes, mais en somme, fournissant encore deux grappes d’un aspect aussi respectable qu’appétissant.