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L’ESTURGEON

sauvages, lambruches, amelanchiers, cerisiers, noyers, aliziers et autres qui y attiraient les oiseaux chanteurs. À l’extrémité de la pointe s’étend une prairie de six à sept arpents en superficie, plantée d’ormes, de noyers et de chênes séculaires, couverte d’une herbe épaisse et drue, vrai tapis de velours étendu sous vos pas. Dans les plus grandes chaleurs d’été, il y soutfle une brise constante provoquée et rafraîchie par les eaux agitées du fleuve que le spectateur domine d’une hauteur de quarante pieds. Si vous tournez vos regards vers le fleuve, fort resserré, vous apercevez une succession de rapides, depuis la chute aux Bouleaux, dont la voix mugissante se fait entendre d’une distance de quatre milles, jusqu’aux Cascades, dont les vagues blanches bondissent comme un troupeau de moutons vers la plaine du lac Saint-Louis. Tout auprès, sous la main pour ainsi dire, l’île Ronde, l’île aux Chevaux, deux corbeilles de verdure : et plus loin, les îles Saint-Bernard, un groupe de naïades échappées des érablières de Châteauguay et prenant leurs ébats dans le lac Saint-Louis : plus loin encore, la Butte des Sœurs, tombeau de rois indiens restés sans noms dans l’histoire, et que domine la croix ; puis là-bas ! la-bas ! le profil azuré du Mont-Royal, qui semble par une illusion d’optique, plongé dans le lac jusqu’aux épaules.

En face du Buisson le fleuve est toujours irrité, toujours écumant de rage, mais au-dessus et au-dessous il montre une surface unie et polie, sans la moindre ride. De l’ensemble on dirait un rniroir brisé par le milieu, en laissant le haut et le bas intacts. Au pied même des rapides s’allonge vers l’île Ronde une batture de huit à dix arpents recouverte de quelques pieds d’eau à peine. Par les belles matinées d’été, on peut voir, de la côte, aux deux tiers de cette batture, un point noir nettement dessiné sur les cailloux rutilants, dorés par les rayons d’un soleil caniculaire. Vers midi, le point noir grandit, s’étend déjà comme une tache ; à quatre heures, cette tache prend les proportions d’une nuée d’orage dont elle serait l’ombre : puis, à mesure que le soleil descend sur l’horizon, la masse sombre s’approchant sensiblement de terre, par un mouvement de flanc, coupant diagonalement le courant, on reconnaît une troupe immense d’esturgeons qui viennent à la queue leu leu, se ranger près des rives où le courant moins fort rend la remonte des rapides plus facile. Ils comptent échapper à leur plus redoutable ennemi, le pêcheur, à la faveur de la nuit ; vain espoir !

Pourquoi ce déplacement, au prix de tant de fatigues, d’efforts et de dangers ? Où vont-ils ainsi de conserve ? Nouveaux argonautes, nagent-ils à la conquête de rivières, d’anses, de lacs où fourmillent les vers, où pullulent les ablettes argentées ? Ne sont-ils pas plutôt des fuyards, les débris d’une armée vaincue ? Peut-être sont-ils les victirnes d’une révolution. Peut-être fuient-ils les impôts, les exactions d’un gouvernement