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LES POISSONS

tyrannique, et secouant les gouttes d’eau de leur queue sur le seuil de la patrie, décident-ils d’aller fonder une colonie dans un Manitoba, un Nord-Ouest à eux, dont un voyageur leur a vanté les merveilles.

Durant le jour, plusieurs émissaires, du corps du génie sans doute, se sont rendus, un à un, sournoisement, jusqu’au bas des rapides, pour en sonder le passage ; mal leur en a pris ; pas un seul n’est retourné pour donner des nouvelles et faire rapport. De loin, les pêcheurs aux aguets les ont vus venir et les ont embrochés dès les premiers bouillons des rapides. Secoués de la gaffe comme un fruit de la branche, ils tombent dans un des réservoirs distribués autour de la pointe, le long de la rive, ceinturés de gros cailloux bruts tirés du lit du fleuve. Après un ou deux bonds, ils font le tour de leur prison, battant ses murs de coups de queue formidables, puis, pris de découragement, ils vont se placer le nez au courant, entre deux pierres disjointes, étroit soupirail par où il leur est donné d’aspirer encore quelques gorgées d’eau du pays natal. Pauvres galériens, ils portent sur leur dos la marque sanglante du fer. Les vagues qui coudoient les murs de leur cachot, les oiseaux dans leurs nids, au sommet de la falaise, la brise qui passe, murmurent, chantent ou soupirent en vain des airs de liberté ; l’esturgeon, lui, ne sortira de sa torpeur que le jeudi suivant, lorsque son geôlier, le saisissant par les ouïes, le déposera dans son canot, sur un lit de branchages, pour le transporter, victime couronnée de feuilles, au marché de Montréal.

Mais la pêche régulière, la seule vraie pêche à l’esturgeon, se fait la nuit.


— Allons, Basile ! Farliche ! réveillez-vous, voici l’heure de la première ronde !

À ces mots, proférés d’une voix rude par un vieillard de soixante-dix ans, grand, droit, sec, mais encore vigoureux, deux hommes, l’un petit, trapu, aux allures vives, l’autre grand, maigre, agile comme un chevreuil, surgissent, comme mus par un ressort, de dessous un appentis en planches dressé au bord de la falaise. En un tour de main, ils enlèvent leurs pantalons, pendant que le vieillard, Pascal Mercier, le père de Farliche, le grand élingué. comme il l’appelle, allume un flambeau de lattes de cèdre.

À la lueur pétillante du falot, un grand trou lumineux se creuse dans la nuit sous le dôme des ormes ; aussitôt, Farliche tenant en mains une gaffe de dix-huit pieds de longueur, dégringole quatre à quatre la pente de la falaise : Basile s’y laisse rouler comme une boule : pendant que le père Mercier, portant le flambeau, descend à pas mesurés prendre place en avant d’eux.

La lumière du falot se répand au loin sur le fleuve : Farliche entre jusqu’aux hanches dans l’eau, sur laquelle flotte la bannière de sa