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L’ESTURGEON

Mais du fond du bassin de la baie d’Hudson, par les échancrures profondes des baies James et Ungava s’avancent par les rivières George, Rupert et Nottaway, jusqu’au lac Obatogaman, une des sources de cette dernière rivière, surtout dans la rivière Rupert, pour se distribuer en quantité immense dans le lac Nemiskau, de petits esturgeons, dépassant rarement trois pieds de longueur et le poids de trente livres. Le fait de la présence de cet esturgeon minuscule faisant exception a tous ses congénères en fréquentation alternative des eaux douces et de l’Océan, tous étant de taille gigantesque, me rend l’esprit perplexe, et je me demande si ce ganoïde familier des bassins des baies James et Ungava n’est pas une variété de sterlet, de ce poisson si recherché des gourmets d’Europe qu’ils le paient sans marchander au poids de l’or. Du sterlet ? Pourquoi n’y aurait-il pas du sterlet dans la rivière Rupert et au lac Nemiskau aussi bien que dans la mer Noire, le Danube et le Dniéper ? Pourquoi le Peau-Rouge n’en mangerait-il pas frais, grillé, ou fumé, comme le cocodès de Vienne, le pschutt de Paris en mangent sauté aux champignons ou à la sauce aux perles ! Lors, ces rivières, ces lacs de la presqu’île labradorienne recèlent des trésors ? J’en conviens, mais ce sont des trésors mieux gardés dans leur cache inaccessible que les trésors fabuleux gardés par des dragons. Qui tentera jamais de s’en emparer ? Une compagnie de chemin de fer, un translabradorien peut-être ? Le vingtième siècle paraît ouvrir de si grandes portes aux progrès et aux appétits des hommes !

De gros esturgeons de mer (j’en ai parlé plus haut) de quatre à cinq cents livres, à museau obtus, courts et ramassés pour un poids pareil, entrent dans le golfe Saint-Laurent, le remontent jusqu’aux eaux douces, à deux ou trois lieues en aval de Québec. Dans les pêches en clayonnage de Beaumont il s’en est pris assez fréquemment d’une longueur de huit à neut pieds et d’un poids dépassant trois cents livres. J’en ai vu plusieurs qui, une fois dépecés, ont rempli un baril ordinaire de lard, bien tassé, avec des retailles de reste, ce qui se traduit par trois cents livres et plus. J’en ai vu quelques-uns de pareille taille, à l’embouchure de la rivière Manicouagan qui viennent fouiller les vases de la rivière aux Outardes et y frayer, mais ce sont des captures rares dont on sait le plus grand cas, à l’entrée du golfe autant qu’au rétréci de Québec. L’océan Atlantique, par sa mamelle américaine, ne me paraît pas meilleure nourrice d’esturgeons qu’il ne l’est par sa mamelle européenne. On se plaint aux États-Unis, dans les fleuves du Nord, autrefois abondamment peuplés de ce poisson, de leur rareté ici, de leurs visites exceptionnelles là, de leur complète disparition ailleurs. Il n’y a guère plus de ces gros poissons de mer en Amérique qu’on n’en voit en France. Avec un peu d’attention il serait probablement facile de constater que ce gigantesque poisson, enfant des mers, à qui il