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LES POISSONS

d’insectes et de crustacés dont il se nourrit et s’engraisse, au printemps, il se répandrait dans les vastes tributaires du grand lac, aux eaux à la fois profondes et tapageuses comme il les aime pour y faire évoluer sa masse à l’aise et y déposer ses œufs dans des crans protecteurs, quoique sous des courants assez vifs. L’automne venu, il ramènerait une famille immense dans les profondeurs du grand lac, devenu pour tous la patrie, le foyer d’où partiront plus tard des détachements appelés à peupler les lacs voisins, pour le plus grand avantage de la colonisation.

L’esturgeon est d’un transport exceptionnellement facile. Par la disposition particulière de ses opercules, de ses branchies et de sa vessie natatoire, il peut vivre un, deux, trois et quatre jours hors de son élément naturel, pourvu qu’on ait soin de lui rafraîchir la tête et les ouïes par des douches d’eau froide, surtout durant le troisième et le quatrième jour du voyage. C’est ainsi que plusieurs lacs de Suède et de Prusse ont été peuplés d’esturgeons transportés à des distances considérables. Telle est leur force de vitalité et d’endurance qu’ils résistent aux plus longs jeunes, à des carêmes et des rhamadans qui feraient périr tous les chameaux du monde, qu’ils subissent les tortures asthmatiques de la vie au grand air durant un temps d’une durée incroyable pour les animaux de leur espèce, et qu’ils s’acclimatent dans des eaux nouvelles où périssent la plupart des poissons qu’on essaie d’y transplanter. Mais lorsqu’il s’agit du lac Saint-Jean, où nous conduit un chemin de fer de premier ordre, en quelque huit ou dix heures, pas n’est besoin de prendre de pareilles précautions pour le transport de l’esturgeon. Vers la mi-septembre, vous seinez quelques milliers de ces petits esturgeons, à l’île d’Orléans, à Beaumont ou ailleurs, en aval de Québec, vous les apportez à Saint-Roch, où vous les jetez dans le réservoir d’une locomotive, qui les transporte à destination sans souffrance ni pertes aucunes. Rien de plus facile que de répéter l’expédition et distribuer quelques centaines d’esturgeons — des alevins de dix à vingt pouces — dans des lacs ou des cours d’eau rapprochés du chemin de fer. Un pareil empoissonnement comporte si peu de frais, et laisse entrevoir tant d’avantages, que le bon sens en impose la tentative sans retard. Si l’expérience réussit au lac Saint-Jean, dans les conditions ci-dessus exposées, il ne restera plus qu’à la multiplier dans les bassins du Saint-Maurice, de l’Ottawa, du Nipissing, jusque dans le Far-West, au fur et à mesure du développement des Territoires par des exploitations quelconques. Il importe de s’arrêter à l’idée que la chair de l’esturgeon est plus nutritive que celle de tous les autres poissons d’eau douce, qu’elle permet au bûcheron, au travailleur des bois, au forestier, au voyageur de supporter sans broncher le poids et les fatigues des plus rudes travaux. C’est le poisson du colon par excellence. En même temps, il n’est pas un de ses muscles, pas un de ses boucliers, pas un de ses viscères