Page:Montpetit - Poissons d'eau douce du Canada, 1897.pdf/241

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
217
L’ESTURGEON

Ces divergences confirment l’opinion assez générale que l’esturgeon est un poisson timide et prudent qui retient ses œufs fort longtemps lorsque les circonstances et les lieux ne lui paraissent pas favorables à la ponte ou à l’incubation. Souvent on trouve des œufs gâtés dans le corps de ces poissons. Toutefois, il est admis qu’ils portent des œufs à maturité dans les mois de juin et juillet plus généralement qu’en d’autres temps, et dès lors une législation sage devrait en prohiber la pêche et la vente durant ces deux mois, au moins.

Oh ! les populations riveraines de la mer Caspienne, de la mer d’Azof, du lac d’Aral, des grands fleuves tributaires de l’océan Arctique, pour lesquelles l’esturgeon est un aliment et une ressource commerciale fort à considérer, depuis un temps immémorial, savent bien ce qu’elles sont, lorsqu’elles mettent ce poisson en nourrice dans l’Oural ou ailleurs, avec défense d’y naviguer, d’y faire aucun bruit, de passer l’eau même — en dehors de certains endroits indiqués — d’allumer une chandelle du côté de l’eau, par crainte de troubler dans son sommeil la bête grasse et féconde appelée à contribuer de ses flancs à l’alimentation d’un peuple gourmand, en même temps qu’à la satisfaction de la vanité bruyante et brillante de ses guerriers. Ici, pasteurs, pêcheurs et soldats se confondent pour constituer un groupe, une tribu, une peuplade, une nation entière même ; mais ils vivent du produit de l’esturgeon beaucoup plus que de leur solde et souvent autant que du produit de leurs troupeaux.

Il me semble qu’en face de pareils exemples, sans entourer l’esturgeon de soins aussi attentifs, nous devrions le protéger beaucoup plus, et nous hâter de le répandre dans les lacs du nord pour le bénéfice des colons et des travailleurs d’aujourd’hui et de l’avenir appelés à peupler ces régions. Nous avons les eaux voulues pour élever, nourrir et multiplier exceptionnellement ce riche animal d’une chair nutritive et portant sur soi des matières premières recherchées par nombre d’industries.

Pas n’est besoin d’insister sur le fait que de tout temps l’homme s’est nourri de poisson et que cette nourriture est des plus saines : qu’elle a même des propriétés actionnelles particulières, en rapport avec la colonisation. Il me suffit de constater que la chair de l’esturgeon procure à l’homme de peine dans la forêt une sustentation plus généreuse que celle de la chair de tout autre poisson d’eau douce. Ainsi, les Peaux Rouges du Nord-Ouest et des régions polaires peuvent passer l’hiver à manger de la truite et de l’attikamek ou du poisson blanc, parce que leur travail se limite à tendre des trappes, dans un rayon déterminé, puis à les relever et à les appâter, à pas lents, sans efforts physiques violents et soutenus ; mais le bûcheron, le coureur des bois, le flotteur, et surtout le colon à demeure fixe, qui pratique tous ces métiers dans l’occasion, ont