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LES POISSONS

Une ancre tout à fait primitive, formée d’un caillou brut encoché par le milieu, pour y fixer le grelin dont l’autre extrémité est attachée à une traverse de l’embarcation, gît à côté d’un dard de forme particulière mais bien appropriée, engin de pêche unique employé en cet endroit pour la pêche à l’anguille ; sous le siège de derrière, une bouteille bien bouchée sort indiscrètement son col des plis d’un caban. À la pince du canot, sur une étroite plateforme, est fixée à vis ou à clou une lanterne qu’éclairent deux lampes à pétrole, dont la lumière, masquée en arrière par une boiserie, se projette tout entière de l’avant et de côté, à travers deux grandes vitres angulairement ajustées.

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La nuit est venue, une nuit sombre, tant mieux ! Des nuages bas présagent de la pluie ; le fanal jette un plus vif éclat dans des ténèbres plus profondes ; les éphémères foisonnent sur les vagues moirées de leurs cadavres agglutinés ; les rapides grondent plus sourdement dans les gorges des îlots qui gênent le cours du fleuve au-dessus : tous les signes favorables sont réunis pour promettre une bonne pêche.

Serrant des deux mains le manche de son dard retenu à son poignet gauche par une bonne ficelle, le pêcheur, debout à l’avant du canot, en dehors de la nappe lumineuse, fouille les vagues d’un regard avide ; son oreille fine perçoit, de-ci de-là, le bruit sec des queues d’anguilles coupant la surface de l’eau comme avec un couteau.

Tout à coup, il se rejette en arrière et balance son harpon : tout son corps est en mouvement, son œil seul reste fixe. Une anguille s’est montrée debout, au tiers hors de l’eau, se balançant à la façon des reptiles irrités ; mais presque aussitôt, comme affaissé, et la paupière en chute, il remet son arme au repos : que voulez-vous ? l’anguille dansante, cette bayadère appétissante a passé hors d’atteinte. L’œil du pêcheur s’en détourne à regret pour chercher une proie plus à la main, pendant qu’il mordille un juron sous sa moustache.

Mais presque aussitôt, de s’écrier :

— Ah bon ! toi, tu vas payer pour l’autre !

Et le dard, parti en sifflant, décrit une courbe, plonge dans l’eau jusqu’à mi-manche ; la perche s’incline, va s’enfoncer dans les profondeurs ; par bonheur, la ficelle la retient au poignet du pêcheur (qui, souriant, et se disant à lui-même des mots qui ne signifient rien, sinon qu’il est content), et en deux brassées, il la ramène à lui avec une anguille qui se