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L’ANGUILLE

« Il n’y avait que lui ou le diable pour se risquer dans la passe par un temps pareil. » Cet éloge, de la part de vrais marins, nés sur la côte, y ayant toujours vécu, ignorant la peur, remuait le cœur du capitaine Fortier jusque dans ses fibres les plus intimes. Il y avait dix ans qu’il n’avait abordé à Natashquan, où il ne comptait jadis que des amis. « Il n’est pas changé, » se disaient ces braves gens, en lui pressant les mains. Mais ce dernier exploit, mieux que ses traits, leur prouvait que le capitaine Fortier était toujours le même, l’un des plus hardis marins de la Côte Nord.


LA MATELOTE


Tout à l’heure nous avons parlé de la matelote au sujet de l’anguille apprivoisée de M. Desmarets, professeur d’Alfort, et nous y revenons avec plaisir lorsqu’il s’agit de voir ce même mets fumer sur la nappe blanche du cabaret.

« Qu’elle est appétissante et joyeuse, la matelote du cabaret, au bord de la rivière, sous la tonnelle fleurie où bourdonne l’abeille ! Avec quelle fierté charmante la jeune hôtesse au regard oblique et doux, au sourire entendu et séducteur, la dépose toute fumante sur la nappe blanche, au milieu des blocs ventrus, des sardines argentées et des radis roses ! Avec quel respect affectueux on la sert dans les assiettes massives, historiées de papillons bizarres et de perroquets fantastiques ! Avec quelle gaieté franche et rieuse on l’arrose de vin claret dans de lourds gobelets plus faciles à vider qu’à briser ! C’est la matelote des banlieues populaires, à nulle autre pareille, défiant tous les carêmes des restaurants fameux, si chère aux canotiers et aux amoureux. C’est la matelote aimée de l’artiste affamé de grand air et de soleil, de l’ouvrier en promenade dominicale le long de la Marne ou de la Seine. C’est la matelote qui veut pour vis-à-vis gracieux et coquet une élégante pyramide de goujons dorés, coiffés d’un gros bouquet de persil vert.

Nous plaît-il de surprendre les secrets culinaires de ces matelotes campagnardes, aux rustiques et pénétrantes senteurs, inconnues des casseroles savantes et des fourneaux aristocratiques ? Nous voici dans la cuisine où miroitent les cuivres étincelants.

Dans le chaudron qui brille chauffe le beurre et murmure l’oignon ; le champignon est prêt et l’ail attend ; un bouquet de thym et de persil repose dans une soucoupe blanche. Notre cordon bleu villageois choisit, prépare et coupe en morceaux ses poissons : carpe, anguille, brochet, que sais-je encore ? Au beurre et aux oignons qui mijotent, qui se dorent