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LES POISSONS

la variété, est facile à reconnaître, comme espèce, entre tous les autres poissons. Toutes ont un nombre égal de nageoires, avec une légère différence dans leur disposition et dans leurs teintes, suivant les variétés. Le nombre des rayons est à peu près le même chez chacune d’elles. Seulement, la caudale, échancrée chez les jeunes, devient droite chez les adultes, et enfin convexe, au lieu de concave, chez les vieilles. La nature augmente leurs moyens de propulsion en proportion de leur âge et de leur poids.

Le mâle a la tête lourde, massive, presque difforme ; la mâchoire inférieure, plus avancée que la supérieure, porte chez les vieux et gros individus un crochet obtus, blanc et corné qui arme l’extrémité antérieure et se loge dans une cavité correspondante creusée dans la mâchoire supérieure ; plus fine est la tête de la femelle, son bec est aussi plus pincé, par coquetterie sans doute. Toutefois, après la ponte, lorsque son corps est amaigri par un long jeûne et la souffrance, sa tête ne diffère en rien de celle du mâle.

Aplati dans le jeune âge comme celui du gardon, le corps de la truite commune prend la forme cylindracée dans l’âge adulte.

La couleur de la peau varie suivant les lieux, la nature des eaux, la nourriture et les époques de la vie de ce poisson. Cette peau, dépourvue d’écailles apparentes, ressemble à une toile vernissée sur laquelle un artiste aurait laissé courir son pinceau capricieux en y mêlant tour à tour les tons les plus vifs et les plus sombres, les plus chauds et les plus pâles, le carmin au vert bouteille, le bleu foncé au brun, l’or à l’argent.

« On ne peut s’empêcher de remarquer la physionomie brutale et sans expression de la truite ; l’air est féroce, l’œil mauvais, » dit le Dictionnaire des Pêches. Rien d’étonnant à ce que la truite prise à la ligne n’ait pas un air souriant, ou, si vous l’aimez mieux, doux et résigné, car elle sort d’un rude combat dont elle est à la fois la victime et le prix. Nul poisson ne lutte avec autant de valeur et de vigueur, peu sont aussi fertiles en ruses : c’est pourquoi l’on se vante de sa pêche comme d’une conquête. Elle se défend jusqu’au dernier souffle, jusqu’à épuisement, profitant de tout, des herbes, des cailloux, des racines, tantôt plongeant jusqu’au fond, tantôt s’élançant dans l’air et battant de sa queue le fil qui la retient prisonnière ; quand elle se rend enfin, c’est que tout espoir est perdu, et si elle a l’œil mauvais, c’est qu’elle en veut au sort de sa défaite, après avoir montré tant de courage. D’autres poissons sans cœur, comme la morue, se livrent à l’ennemi sans résistance, d’autres, comme la donzelle et le poisson-castor (mud fish), semblent lui demander grâce. Autre chose est de la truite, altière : si elle pouvait parler, elle aurait un blasphème à la bouche, ou peut-être le mot de Cambronne. Cela se voit dans ses yeux.