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LES SALMONIDÉS DE LA COLOMBIE

Mais ces saumons rapides, ces esturgeons superbes, ces truites aux flancs argentés, cet inconnu pâle et efflanqué qui peine à la remonte du courant, mais qui passe tout de même, poussé, pressé, bousculé par des flots de chair vivante, eh oui ! ces esturgeons, ces saumons, ces truites importés ne les reconnaissez-vous plus ? Ce sont pourtant les mêmes que vous avez vus, il y a quinze jours à peine, à l’entrée de la Skeena, marchant à l’assaut des montagnes qui s’effaçaient devant eux. Je nomme ici la Skeena, parce que nous nous rencontrons sur le lac Babine, une de ses sources les plus considérables, où la Compagnie de la Baie d’Hudson s’approvisionne de saumons pour des millions ; je pourrais en dire autant et davantage de tous les fleuves qui se déchargent dans le Pacifique. C’est dans le lac Stewart que se rencontre le fameux esturgeon Richardsonii qui n’a de supérieur par la taille que dans la mer Caspienne. Combien de degrés remonte le Fraser avant d’atteindre le lac Tatla ? Ces degrés sont autant de lacs que la rivière attache comme autant de paliers aux flancs des montagnes Rocheuses. Lorsque ces montagnes mesurent dix mille pieds d’élévation, rien de surprenant qu’il faille trente degrés ou trente lacs espacés pour les gravir. Qui s’étonnerait de la hardiesse de l’ascension après avoir vu se précipiter ces écoles de saumons à la porte de la rivière Fraser ? J’ai conservé précieusement une photographie représentant des pêcheurs surpris sur des cailloux au milieu du courant, les hommes envahis par la vague saumonière soudainement refoulée dans le fleuve par l’Océan ; je vois là plusieurs saumons le ventre en l’air, étouffés et emportés par le courant, en déroute : Quia Jordanis nonversus est retrorsum.

En vérité, il est peu de chose d’aussi terrifiant, sinon admirable, je ne dirai pas que l’édification, mais bien plutôt que le bouleversement qui a fait sur notre globe cette grossière couture qui s’appelle les montagnes Rocheuses, et dont les points les plus rustiques sont marqués par l’Alaska et la Colombie anglaise. C’est une terre de colère sans cesse attisée par des volcans et des secousses souterraines. Vous avez ici, sur les roches déchiquetées par la mer, une image parfaite des côtes de la Norvège. Un jour, le mont Saint-Élie, pris de fureur, se déchire les flancs pour verser à deux océans plus de dix fleuves. Les îles Charlotte se séparent du continent, fendues comme par un énorme coup de hache ; et les glaciers pendent à la barbe de ce nouvel Etna qui les crache en rivières, en lacs. Ils sont profonds, allez, ces lacs ! aussi profonds qu’ils sont grands, et ils sont faits pour imiter les lacs d’Ontario et les lacs de la Suisse, où se plaît la truite grise et le namaycush. De plus beaux, de plus vastes glaciers vous en trouverez peut-être dans le Groënland ? Allez-y voir ! Eh oui, la truite des lacs, étonnée, taciturne, sous ses centaines de pieds d’eau, se demande où vont courir ses frères aînés, les saumons du Pacifique