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LE BROCHET

plumet — car il lui faut des eaux agitées pour brasser ses œufs et en précipiter l’éjection — combien de fois je me suis lassé à enrouler ma ligne autour de son corps pour l’amener au rivage ou le griffer dans la rotation, sans avoir dompté maître jack à la tâche ? Durant cinq ans de cet exercice persévérant, je n’ai réussi à capturer qu’un seul de ces poissons — et j’eus le plaisir de constater, au rose jaunâtre de sa chair, qu’il était un brochet de premier ordre — un vrai maskinongé. Qu’on en ait cure ou non, j’affirme que la rivière du Sud, bordée de vieilles seigneuries, ne nourrit pas de brochets — de la valetaille — mais seulement des descendants de croisés, de vaillants maskinongés !

Ne pouvant pêcher le maskinongé dans la rivière du Sud, on le chasse au fusil, durant les jours de chaleur, sur les trois et quatre heures de l’après-midi, alors que le monstre, repu de chair et de sang, vient faire sa sieste à l’ombre, auprès du rivage, où il dort du sommeil du juste. Quand ce poisson cesse de chasser, soit à l’affût soit à courre, il dort au fond du lit de la rivière, appuyé sur le trépied formé de ses deux pectorales et du lobe inférieur de sa caudale. Il est là, immobile, offrant l’aspect d’une racine de l’arbre riverain, qui lui prête son ombrage. D’ordinaire, il se laisse choir sur un fond de sable ou de gravier fin, à peu de profondeur, afin que les rayons du soleil pénètrent jusqu’a son œil toujours ouvert, ou qu’il soit plus aisément averti du seul danger qu’il redoute, danger qui lui vient de l’homme. Doué d’une ouïe excessivement sensible, le moindre bruit l’éveille et le fait fuir entre deux eaux. Il faut le tirer pour ainsi dire au vol, et les coups portent alors bien rarement. Nous avons vu des chasseurs au brochet commun, rapporter des douzaines de beaux poissons, de deux à cinq livres, dans l’espace de quelques heures, mais le maskinongé est pièce de roi et fait grand honneur à celui qui en roule trois, deux, et même un seul sous le plomb de son fusil dans une saison.

Les jours favorables à cette chasse sont assez rares. C’est à la fois du calme, un calme plat, et du soleil tout plein qu’il faut. Il va sans dire que le soleil joue le rôle de traître, en désignant l’animal à vos coups. Le vent du nord et du nord-est, la moindre brise l’éveillent, et inquiet du plus léger trouble de l’eau, il va se cacher dans les profondeurs. S’il se trouve dans des eaux violentes, il guette ou chasse en tout temps, par vent, pluie ou tempête, mais c’est que la faim le pousse. S’il mord une fois à l’esche sans être pris, il y retourne presque aussitôt. Piqué même, et rudement secoué, il ne tient pas compte du danger. Il sacrifie sa vie à sa fringale, c’est un passionnel à outrance. Celui-là, par exemple, comptez-y bien, est presque toujours un brochet maigre, indigne de figurer sur une bonne table.

Le brochet fraye au printemps, de très bonne heure. Réveillé de son