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LES POISSONS

somme hibernal par le fracas de la débâcle, il jaillit soudain à la surface de l’eau, en quête d’une compagne, qu’il a bientôt trouvée. La rivière coule à pleins bords, les ruisseaux sont des torrents qui charrient une eau vaseuse au milieu du lavage des guérets. C’est dans des flots tourmentés que le tyran des eaux fait ses amours ; mais il attend qu’ils se calment pour aller déposer ses œuſs dans les racines des herbes marines qui les protégeront contre les crues violentes. Seuls, les brochetons de deux à trois ans, mordent alors à la ligne, Les vieux brochets ont bien d’autres soucis. Toutefois, on les verra croquer en passant une ablette ou un gardon, affaire de tempérament. Hélas ! les pauvres petits ne perdent rien pour attendre. Tout à l’heure, les terribles ravageurs débarrassés des tendres sollicitudes de la famille, vont revenir, mais cette fois séparés, pour prélever sur la gent infime des poissons blancs une terrible ration de sang. Comme les lions au désert, ils se partagent de grands espaces, de vastes parcs de chasse où ils opèrent des battues effrayantes de carnage. Tout plie sous la loi de leur mâchoire armée de milliers de dents : gardons, brêmes, chevesnes, perches et jusqu’aux brochetons, leur propre race, à défaut d’autre pâture. Si goulus sont-ils parfois dans leur boulimie qu’ils avalent des pièces quasi de leur taille, dont l’ingestion menace de les étouffer. À l’instar du boa constrictor, ils s’étalent, le ventre au soleil, attendant de lui la maturation d’une bouchée écœurante.

Lenz raconte qu’un propriétaire, voulant renouveler son étang, l’avait vidé de tout le poisson qu’il contenait. Un brocheton y avait trouvé cachette, et lorsque l’étang fut repeuplé de gros cyprins et de carpes de bonne taille, il se mit à y mordre de toutes ses dents animées de son insatiable appétit ; mais les sujets étant énormes pour ses moyens d’inglutition, il dut passer des jours à les tenir dans sa gueule, pour les faire mourir d’abord, les amollir ensuite, et les plier, enfin, pour les rendre propices à son entonnoir. Au cours de ce travail d’inglutition, le corps du brocheton s’amaigrissait, pendant que sa tête appliquée à la dévoration de captures trop puissantes, prenait des proportions exagérées. On le trouva, un jour, noyé par une carpe de trois livres, encore vivante, la tête à ce point développée qu’elle pesait autant que le reste du corps.


Trop de tête
Pauvre bête !


Les dents du brochet étant renversées en arrière, toute proie qu’il saisit doit se rendre à l’estomac. Quelquefois, on le voit se promener, tenant à la gueule un poisson énorme dont la tête rendue dans l’œsophage laisse pendre la queue du poisson avec une moitié du corps au dehors. Il attend que la partie engloutie soit ramollie pour aspirer le reste.