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même, qui en a fait mention le premier, la rapporte comme une choſe qu’on lui a dite, ήμίυ λεχυεισης. Ils prétendent auſſi tirer de la Réponſe à cette Lettre des inductions qui appuyent leur ſentiment. Voici quels en ſont les termes felon eux, Vous êtes bien-heureux, ô Abagare, d’avoir crû en moi, quoique vous ne m’ayez pas vû : car il eft écrit que ceux qui m’ont vû, n’ont pas crû en moi, afin que ceux qui ne m’ont pas vû, croyent & vivent. Quant à ce que vous m’écrivez d’aller vers vous, il faut que j’accompliſſe ici toutes les choſes, pour leſquelles je ſuis envoyé : dès que je les aurai achevées, il faut que je ſois reçu en haut vers celui qui m’a envoyé : & dès que je ſerai reçû en haut, je vous envoyerai un de mes Diſciples, afin qu’il gueriſſe vôtre maladie, & qu’il donne la vie à vous & à tous ceux qui ſont avec vous. Ces paroles, diſent-ils, ceux qui m’ont vû, &c. ne ſe trouvent point dans l’Ecriture Sainte. Et ces mots, dès que je ſerai reçû en haut, prouveroient que Thadée auroit été envoyé à Abagare, incontinent après l’Aſcenſion de Jesus-Christ & qu’ainſi Corneille & ſa famille n’auroient pas été les premiers des Gentils convertis à la Foi, contre ce qu’en ont crû tous les Docteurs Chrétiens. Ceux qui croyent cette Hiſtoire veritable, rapportent la Réponſe du Fils de Dieu conçue en d’autres termes : & afin que l’on puiſſe mieux ſavoir le ſujet de cette conteſtation des Sçavans, il eſt à propos de joindre ici & la Lettre & la Réponſe.

ABAGARUS ROI D’EDESSE,
Au Benin Sauveur Jesus,
Qui eſt apparu en chair humaine dans la contrée de Jeruſalem.
SALUT.

ON m’a raconté les merveilles & les gueriſons admirables que vous faites, gueriſſant les maladies ſans herbes ni medecines : & le bruit eſt que vous donnez la vue aux Aveugles ; que vous faites marcher droit les Boiteu & les Eſtropiez ; que vous nettoyez les Lepreux ; que vous chaſſez les Diables & les Eſprits malins ; & que vous rendez la ſanté à ceux qui ont de longues & incurables maladies & la vie aux morts. Entendant cela de vous, je crois ou que vous êtes Dieu, qui avez voulu deſcendre du Ciel, ou que vous êtes le Fils de Dieu, qui operez ces choſes ſi miraculeuſes. C’eſt pourquoi j’ai oſé vous écrire cette Lettre, & vous ſupplier affectueuſement de prendre la peine de me venir voir, & de me guerir d’une douleur qui me tourmente cruellement. J’ai ſû que les Juifs vous perſecutent, qu’ils murmurent de vos prodiges, & tâchent de vous faire perir. J’ai ici une ville qui eſt belle & commode, (encore qu’elle ſoit petite) elle ſuffira pour tout ce qui nous neceſſaire.

REPONSE DE JESUS-CHRIST.

VOus êtes bienheureux, ô Abagarus, d’avoir crû en moi, ſans m’avoir vu : car il eſt écrit de moi, Que ceux qui ne me verront pas, y croiront, & ſeront ſauvez. Touchant le deſir que vous avez que je vous aille voir, je vous dis que toutes les choſes, pour leſquelles j’ai été envoyé, ſe doivent accomplir au païs où je ſuis : & après y avoir ſatisfait, je m’en dois retourner à celui qui m’a envoyé. Quand je ſerai parti d’ici, je vous envoyerai un de mes Diſciples, qui vous délivrera de cette douloureuſe maladie, & vous donnera la vie, & à ceux qui ſont avec vous.

Cette Réponſe eſt différente de l’autre pour les termes, parce que ce ſont des Traductions : mais elles contiennent toutes deux un même ſens, à la reſerve du Paſſage qui eſt cité, & de ces mots, Dès que je ſerai reçû en haut, qui diſent autre choſe, que ceux-ci, Quand je ſerai parti d’ici : car la premiere expreſſion marque un tems précis, & l’autre un tems indéfini. Euſebe de Ceſarée rapporte ces Lettres, qu’il trouva, dit-il, dans les Archives de la ville d’Edeſſe, avec l’hiſtoire de ce fait, écrites en Langue Syriaque, & qu’il traduiſit en Grec. * Le Sueur, Hiſtoire de l’Egliſe & de l’Empire. Melchior Canus, l. II.c. 6. Bellarmin, De Scriptor. Eccleſ. an. 34. SUP.

ABAGARE, autre Roi d’Edeſſe, vivoit ſous l’Empire d’Antonin le Debonnaire. Il fut conſideré par ſa grande pieté & par ſa vertu. S. Epiphane dit qu’il avoit été diſciple de ce fameux Bardeſane, lequel, après avoir ſi bien défendu les Chrétiens contre les Empereurs Idolatres, devint un très-dangereux Hereſiarque. * S. Epiphane, de her. c. 35. Capitolin, in Anton. Pio. Baronius, A.C. 175.

ABAGARE, autre Roi d’Edeſſe dans le III. Siécle, fit alliance avec l’Empereur Severe, car il lui envoya ſes enfans pour gage de ſa fidelité, & des troupes pour renforcer ſon armée. Ce Prince, ſelon le témoignage d’Euſebe, étoit non ſeulement Chrétien, mais ſaint & juſte. Les Auteurs profanes nous apprennent que Caracalla le trompa miſerablement, & qu’au-lieu de la confiance que lui avoit témoignée Abagare, en le venant trouver comme un allié de l’Empire, il s’étoit aſſûré de ſa perſonne, & s’étoit rendu maître de ſes États. *Euſebe, in Chron. Herodien, lib. 3. & 4. Dion, lib. 77. Xiphilin, in Seve. & Carac.

→ Tous les Rois de ce petit païs d’Edeſſe ou de l’Ofroëne dans la Syrie avoient le nom d’Abagare, d’Augare ou d’Abgare ; comme les Rois d’Egypte celui de Ptolomée. Ce qu’il faut remarquer pour ne pas tomber dans l’erreur de Calviſius & de quelques autres, qui ont confondu Abagare qui écrivit au Fils de Dieu, avec cet autre que Caracalla fit arrêter. Leurs Ancêtres avoient porté le titre de Phylarques des Arabes, comme nous le voyons dans Strabon. Sextus Rufus, dans ſon Abregé de l’Hiſtoire Romaine, nomme Abgare celui qui trahit Craſſus. Et Procope remarque, dans les guerres des Perſes, qu’un certain Abgare avoit tant de part en l’amitié d’Auguſte, que ce Prince le retint comme par force chez lui. Je crois auſſi que le Roi de ce nom, dont j’ai déjà parlé, & qui a vécu ſous l’Empire d’Antonin le Debonnaire, eſt le même dont Eufebe a fait mention, dans le ſixiéme livre de la Préparation Evangelique, où il dit qu’Abagare avoit défendu aux Syriens de ſe faire Eunuques, pour ſervir leur Déeffe Rhée ou Ops. Tacite parle d’un Abgar qui vivoit ſous l’Empire de Claude ; & Xiphilin & Suidas font mention d’un autre, qui s’aquit les bonnes graces de Trajan, par des préſens conſiderables ; & même il lui envoya ſon fils nommé Arbandus, dont l’eſprit & l’enjoûment plûrent beaucoup à cet Empereur. Il y a apparence que cet Arbandus prit depuis le nom d’Abagare ; & que fon fils eſt le même que celui qui envoya des troupes à Severe qui aſſiegeoit Atrena ; & qui fut depuis ſi maltraité par Caracalla, comme je l’ai dit. Il faut pourtant que j’avouë que, ſelon toute ſorte de conjectures, Macrin le rétablit, ou lui ou ſon fils ſur le throne, où il étoit ſous le regne de cet Empereur ; comme Euſebe le rapporte, après Jule Afriquain. Nous pouvons croire que ce dernier laiſſa un ſucceſſeur, dont nous avons le portrait ſur le revers d’une Médaille de l’Empereur Gordien, où il eſt repreſenté avec une couronne ou tiare en tête. Nous avons le même revers en deux autres Medailles de Marc Aurele & de Severe. On a trouvé, dans l’Egliſe de Saint Paul de Rome, une Epitaphe Greque d’un Abagare fils d’un Roi de même nom, qu’on avoit fait mourir par envie. Un de ſes frères nommé Antonin eſt Auteur de cette Epitaphe qui contient ſix vers. Elle eſt rapportée par le P. Sirmond, dans ſes Notes ſur Sidonius Apollinaris. Peut-être que ce Prince eſt le même, dont ſaint Jean Chryſoſtome a parlé dans l’Oraiſon de ſaint Babylas. Voyez auſſi les Commentaires de Jean Triſtan de S. Amant, ſur l’Hiſt. Romaine, T. I & II.

ABAGES, peuples de la Scythie deça le Mont Imaüs, voiſins des Saces. Ils furent convertis à la Foi Chrétienne, ſous le regne de l’Empereur Juſtinien, dans le VI. Siécle. * Zonaras, Evagrius, l. 4. c. 22. SUP.

ABAHIUS, ABBAHUIS, & ABANHI. Cherchez Nil.

ABAIBE. Cherchez Abaimbe.

ABAILLARD, Abelard ou Abaelard (Pierre) ſurnommé le Dialecticien, vivoit dans le XII. Siécle, & fut un des eſprits les plus delicats de ſon temps. Le lieu de ſa naiſſance étoit Palets ou Palais près de Cliſſon, dans le Dioceſe de Nantes en Bretagne. Son pere avoit nom Berenger & ſa mere Luce. On dit qu’ils étoient Seigneurs de la Paroiſſe de Palets, & qu’ils moururent ſaintement en Religion. Abaillard ſe fit admirer à Paris, où il enſeignoit avec un applaudiſſement géneral. Il s’attacha à la doctrine d’Ariſtote, s’étant formé par la lecture des Commentaires faits ſur cet Auteur, où lui & les autres prirent cet eſprit ſubtil & pointilleux qui s’étoit déjà gliſſé dans l’Ecole. Il enſeigna auſſi la Theologie à Paris, l’ayant déjà fait à Laon, à Corbeil, & à Melun. C’eſt dans cette ville où il s’aquit tant de réputation, & où Dieu voulut, comme il l’avoue lui-même, humilier ſon eſprit enflé par la vanité des Sciences humaines. Ce fut par le commerce, qu’il eut avec la célèbre Heloïſe ou Louiſe, que quelques Auteurs ſurnomment de Montmorenci. Papyre Maſſon dit qu’elle étoit fille naturelle de Ponce Jean Chanoine de Paris, mais il ſe trompe, & tous les Auteurs avouent qu’elle étoit niéce d’un autre Chanoine, nommé Fulbert. Heloïſe étoit belle, avoit infiniment de l’eſprit, chantoit bien, & ſavoit même la Philoſophie, avec l’Hebreu, le Grec & le Latin. Ces bonnes qualitez la rendirent chere à Abaillard, pour lequel elle avoit beaucoup d’eſtime. Il agit ſi bien par le moyen de ſes amis, qu’on l’introduiſit chez le Chanoine Fulbert, ſous prétexte d’enſeigner la Theologie à ſa niéce. C’eſt là qu’il vit Heloïſe, qu’il l’aima avec une paſſion extrême, & qu’il s’en fit aimer. Mais leur amour ne fut pas ſi ſecret, que Fulbert n’en eût connoiſſance. Il chaſſa de ſa maiſon Abaillard, qu’Heloïſe fut d’abord trouver. Elle étoit déjà groſſe, & il la mena en Bretagne, chez une de ſes ſœurs nommée Denyſe, où elle accoucha d’un fils qu’ils appellerent Aſtrolabe. Après cela ils revinrent à Paris. Cependant Abaillard lui parla de l’épouſer. Heloïſe, qui aimoit tendrement ce grand homme, improuva ce deſſein, & lui dit franchement qu’elle ne pretendoit pas par ce mariage priver l’Univerſité d’un ſi habile Profeſſeur, ni l’Egliſe d’un Docteur, qui, ſelon ſon eſperance, y feroit bientôt un illuſtre Prélat. Mais Abaillard préférant le repos de ſa conſcience à de ſi fortes raiſons, l’épouſa en ſecret, & la mit chez les Religieuſes d’Argenteuil, auprès de Paris. Cependant ce mariage ne fut pas ſi ſecret, que Fulbert n’en fût averti. Il en témoigna ſon reſſentiment à ſes amis, & ſon valet le voulant venger, il le fit entrer de nuit chez Abaillard, & ils le firent Eunuque. Ce malheur le couvrit de honte : pour la cacher il ſe retira dans l’Abbaye de ſaint Denys, où il prit l’habit de Religieux, après qu’Heloïſe ſe fut auſſi conſacrée à Dieu, dans le Monaſtere d’Argenteuil. Abaillard publia alors un Traité de la Trinité, qui fut condamné dans un Concile de Soiſſons, tenu en 1121. Sa doctrine lui fit encore d’autres affaires dans l’Abbaye où il étoit. Il ſe retira en Champagne, & puis en Bretagne, où il fut Abbé de ſaint Gildas de Ruys, dans le Dioceſe de Vannes. Mais le peu de regularité des Moines de Ruys, & l’amour de la ſolitude l’obligèrent de revenir en Champagne. Il s’y étoit bâti, dans le Dioceſe de Troye, avec la permiſſion de l’Evêque Hatton, un Oratoire qu’il nomma le Paraclet ; pour exprimer toutes les conſolations, dont le Saint Eſprit avoit comblé ſon ame dans cette ſolitude. Il s’y vit bientôt accompagné d’un très-grand nombre de diſciples, que ſon merite lui attira de toutes les parties de l’Europe. Abaillard dit lui-même, dans l’Hiſtoire de ſes malheurs, que la plûpart des écoliers qui étoient en France, préfererent le plaiſir d’être pauvrement avec lui à la campagne, à celui d’être bien logez, & nourris délicatement dans les villes. Ce fut alors que Suger Abbé de S. Denys, étant perſuadé que les Religieuſes d’Argenteuil ne vivoient pas avec toute la régularité de leur état, les fit ſortir de ce Monaſtere, où il établit des Moines de ſaint Denys. Abaillard offrit le Paraclet à Heloïſe, qui s’y retira avec diverſes filles, & entr’autres avec Agnès & Agathe, nièces du même Abaillard. Elles y prirent le voile de Religion. Cependant l’établiſſement de ce Monaſtere fut confirmé par une Bulle d’Innocent II. He-

loïſe