Page:Morice - La Littérature de tout à l’heure, 1889.djvu/16

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dre, à ces âmes ivres de stupre et de lucre, que, pour pénétrer dans le rêve d’un Poëte, il faut oublier les intérêts immédiats de la vie quotidienne, obéir au choix qu’il a voulu des tons et des rapports, s’initier au spécial de sa vision, lui prêter une attention soutenue ? Tous ces efforts exigent des dons que le monde a perdus : l’innocence de l’esprit, la sérénité, la réflexion, le désintéressement des passions, — le don d’admirer !

C’étaient les qualités de la Foule, et si elle ne les avait pas en propre, c’étaient les Grâces dont la vivifiait l’influence du génie. Elle savait écouter, regarder et lire, cette Foule ignorante, parce qu’elle était libre des préjugés du Public contemporain. Elle n’allait point demander au théâtre les agréments d’une digestion heureuse, mais y venait chercher le grand bonheur spirituel et sentimental, religieux, d’un grand oubli de la tristesse de vivre. Pour elle, l’Art était précisément ce qu’elle ignorait, elle vénérait en les Poètes les Mages dépositaires des secrets qu’elle n’avait pas. Notre Public tutoie les Mages, il estime tout savoir et, par tendresse pour son erreur, afin de n’en être pas détrompé, il s’éloigne avec horreur de toute tentative suspecte de nouveauté. C’est pitié de voir les tâtonnements, les précautions, les prudences, toute cette infiniment petite et douloureuse diplomatie à quoi ont dû se résigner ceux qui apportaient dans l’art une Révélation quand ils en ont dû vivre, —