Page:Morice - La Littérature de tout à l’heure, 1889.djvu/220

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très agréablement comparé la phrase de Sainte-Beuve à un chœur d’ombres, au bord du fleuve noir, suppliant le passager de dire pour elles le mot fatidique qui doit les délivrer, qu’elles ont oublié, qu’elles cherchent vainement et que le passager ne trouvera peut-être pas, mais qu’il a l’assurance de connaître, qu’il a sans cesse au bord des lèvres. Ce mot, c’est le « mot propre, » — le mot qui n’existe pas, celui qu’emploie Flaubert avec une illusoire et magnifique bravoure à condition de se maintenir dans le domaine universel des représentations générales[1], Sainte-Beuve a le désir, très moderne, de tout dire et cet esprit nourri des classiques touche l’insuffisance de l’éducation qu’ils lui ont faite, à tout instant inventerait des vocables, mais timide, sans doute sage, se contente de créer des alliances de mots par lesquelles il nous suggère ce qu’il veut et ne peut dire. Sa phrase — je parle de l’écrivain de Volupté et non de celui des Lundis, qui n’est plus qu’un journaliste exceptionnel, littéraire — se complaît en des allures louches qui sont justement la seule franchise de l’artiste s’il a des pensées et des sensations délicates et subtiles, sa seule « honnêteté ». Elle a l’écho d’une

  1. Je parle au point de vue de la forme : quant au fond, au contraire, dans des écrits comme Un cœur simple, Flaubert a spécialisé plus qu’un autre : mais dans cette spécialisation même d’une âme rudimentaire il n’a que des idées générales à déduire.