Page:Murger - Scènes de la vie de bohème, Lévy, 1871.djvu/31

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
19
COMMENT FUT INSTITUÉ LE CÉNACLE, ETC.

Voici ce couplet :

Huit et huit font seize,
J’pose six et retiens un.
Je serais bien aise
De trouver quelqu’un
De pauvre et d’honnête
Qui m’prête huit cents francs,
Pour payer mes dettes
Quand j’aurai le temps.

REFRAIN.

Et quand sonnerait au cadran suprême
Midi moins un quart,
Avec probité je paîrais mon terme (ter.)
À monsieur Bernard.

— Diable, dit Schaunard en relisant sa composition, terme et suprême, voilà des rimes qui ne sont pas millionnaires, mais je n’ai point le temps de les enrichir. Essayons maintenant comment les notes se marieront avec les syllabes.

Et avec cet affreux organe nasal qui lui était particulier, il reprit de nouveau l’exécution de sa romance. Satisfait sans doute du résultat qu’il venait d’obtenir, Schaunard se félicita par une grimace jubilatoire qui, semblable à un accent circonflexe, se mettait à cheval sur son nez chaque fois qu’il était content de lui-même. Mais cette orgueilleuse béatitude n’eut pas une longue durée.

Onze heures sonnèrent au clocher prochain ; chaque coup du timbre entrait dans la chambre et s’y perdait en sons railleurs qui semblaient dire au malheureux Schaunard : Es-tu prêt ?

L’artiste bondit sur sa chaise.

— Le temps court comme un cerf, dit-il… il ne me reste plus que trois quarts d’heure pour trouver mes soixante-quinze francs et mon nouveau logement. Je n’en viendrai jamais à bout, ça rentre trop dans le domaine de la magie. Voyons, je m’accorde cinq minutes pour trouver ; et, s’enfonçant la tête entre les deux genoux, il descendit dans les abîmes de la réflexion.

Les cinq minutes s’écoulèrent, et Schaunard redressa la