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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

volumes qu’il portait éternellement sur lui, ce qui faisait dire à ses amis que, pendant les vacances des bibliothèques, les savants et les hommes de lettres pouvaient aller chercher des renseignements dans les basques de l’habit de Colline, bibliothèque toujours ouverte aux lecteurs.

Ce jour-là, par extraordinaire, l’habit de Colline ne contenait qu’un volume in-quarto de Bayle, un traité des facultés hyperphysiques en trois volumes, un tome de Condillac, deux volumes de Swedenborg et l’Essai sur l’homme de Pope. Quand il en eut débarrassé son habit-bibliothèque, il permit à Rodolphe de s’en vêtir.

— Tiens, dit celui-ci, la poche gauche est encore bien lourde ; tu as laissé quelque chose.

— Ah ! dit Colline, c’est vrai ; j’ai oublié de vider la poche aux langues étrangères. Et il en retira deux grammaires arabes, un dictionnaire malai et un Parfait bouvier en chinois, sa lecture favorite.

Quand Rodolphe rentra chez lui, il trouva Marcel qui jouait au palet avec des pièces de cinq francs, au nombre de trois. Au premier moment, Rodolphe repoussa la main que lui tendait son ami, il croyait à un crime.

— Dépêchons-nous, dépêchons-nous, dit Marcel… nous avons les quinze francs demandés… Voici comment : j’ai rencontré un antiquaire chez Médicis. Quand il a vu ma pièce, il a failli se trouver mal : c’était la seule qui manquât à son médailler. Il a envoyé dans tous les pays pour combler cette lacune, et il avait perdu tout espoir. Aussi, quand il a eu bien examiné mon écu de Charlemagne, il n’a pas hésité un seul moment à m’offrir cinq francs. Médicis m’a poussé du coude, son regard a complété le reste. Il voulait dire : Partageons le bénéfice de la vente et je surenchéris ; nous avons monté jusqu’à trente francs. J’en ai donné quinze au juif, et voilà le reste. Maintenant nos invités peuvent venir, nous sommes en mesure de leur donner des éblouissements. Tiens tu as un habit noir, toi ?

— Oui, dit Rodolphe, l’habit de Colline. Et comme il fouillait dans la poche pour prendre son mouchoir, Rodolphe fit tomber un petit volume de mandchou, oublié dans la poche aux littératures étrangères.

Sur-le-champ les deux amis procédèrent aux prépara-