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Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/288

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vous m’avez envoyé hier soir, et je lui avais donné rendez-vous… il me semble…

Le contre-maître eut un sourire odieux, à peine dissimulé.

— Je vais vous l’envoyer, dit-il, et il sortit.

L’abord fut brusque. Jamais sultan dédaigné ne se montra plus courroucé, plus rogue.

— Je vous avais dit hier de venir à deux heures. Pourquoi n’êtes-vous pas venue ?

— Je… travaillais, balbutia-t-elle.

— Allons donc ! vous êtes une petite sournoise ; vous savez bien… car ce n’est pas certainement la première fois… tu es trop jolie…

Et puis il devint plus doux, mêlant les prières aux menaces, et… ce n’était pas sans doute en effet la première fois ; car la pauvre enfant se contenta de pleurer.

Brafort éclatait ce jour-là de bonne humeur. Il revisait, avec son contre-maître et son comptable, les comptes de ses ouvriers, et de temps en temps il se renversait sur son fauteuil, le cigare à la bouche et lançant une bouffée, souriait vaguement, tantôt au souvenir de Baptistine, tantôt à celui du cousin de monsieur de Lavireu. Il allait recevoir dans se maison un de Labroie, un vrai celui-là, pénétré des bons principes, un noble sérieux, lui, Jean-Baptiste Brafort, le fils d’un ancien serviteur de cette famille, lui, le petit paysan d’autrefois, dont le regard timide et respectueux osait à peine franchir la grille du château. C’est en de tels moments que, mesurant la distance parcourue, Brafort concevait de son mérite la plus haute opinion et jouissait vraiment de sa fortune. C’est alors qu’il prenait au sérieux plus que jamais cette devise : Fils de mes œuvres, que dans la première fièvre de son orgueil, il a fait inscrire, en guise de blason, au fronton de sa demeure, et qui déjà commençait à le gêner fort.

En effet, à chaque hauteur, l’horizon varie. Ce qui était beau, grand, inespéré, pour le ci-devant garde municipal, n’allait plus à la taille de monsieur Brafort, négociant, propriétaire, et collègue de monsieur de Lavireu. Que dirait le noble rejeton des Labroie, en examinant cette devise par trop plébéienne ? Car cela sent l’homme de rien d’avoir travaillé ! Le comble du mérite et surtout de la distinction, c’est d’être l’enfant gâté de la fortune, d’avoir été couché sur des dentelles. en naissant, d’avoir tout reçu, d’ignorer l’effort et la fatigue.

Après tout, le dédain qu’avait Brafort pour ses ouvriers, il était assez naturel que les nobles l’eussent vis-à-vis des travailleurs parvenus, et… Brafort s’embrouillait dans ces réflexions, devenues pénibles.

— Voici le compte de Brassard, dit un commis.

— C’est point dommage de le renvoyer, dit le contre-maître. Ce b… là est, de tous mes ouvriers, le plus habile et le plus rangé.

— Il n’en est que plus coupable, dit sentencieusement le patron. Les ouvriers intelligents on n’en peut rien faire, et ils sont un danger pour l’atelier. Non-seulement je renvoie Brassard, mais je le signalerai aux autres. patrons. Il faut nous débarrasser de lui.

— Chavret a perdu six journées, reprit le commis.

— Oh ! celui-là, dit le contre-maître, un ivrogne, quatre enfants sur la paille, et un compte énorme au cabaret. Celui-là nous reviendra des premiers aussitôt que ses camarades ne lui payeront plus à boire.

— Vous avez raison, dit Brafort et comme ne manque pas de Chavret…

Ils se mirent à rire.

— Oui, oui, ça apprendra à monsieur Brassard à connaître les hommes. Ah ! ah ! ces gens-là s’imaginent mener le monde avec de belles paroles ! Ils verront bien !

Après avoir revu tous les comptes, Brafort se leva pour partir. La paye commençait dans la cour de la fabrique, où piaffait le cheval du maître et où les ouvriers faisaient queue devant le guichet. Quand Brafort parut, nombre de voix chuchotèrent : Le voilà ! le voilà ! Toutes les têtes se tournèrent, et trois ouvriers qui se tenaient sur le flanc du groupe marchèrent à la rencontre du fabricant. Le pas de celui-ci devint plus rapide, et le rouge lui monta au front ; il n’avait pas prévu une lutte directe et, la voyant approcher, il lui en prenait à la fois peur et colère. Les ouvriers, pressant le pas également, atteignirent Brafort comme il arrivait à sa voiture, et l’un deux, se plaçant devant lui, dit après un léger salut :

— Monsieur, nous avons à vous parler.

— Je suis pressé, répondit Brafort avec hauteur. Parlez au contre-maître.

— C’est à vous que nous avons affaire, reprit l’ouvrier ; le contre-maître nous renverrait à vous. Il vaut donc mieux que vous nous entendiez tout de suite.

— Je vous ai dit que j’étais pressé. Je ne suis pas à vos ordres.

— Une fois n’est pas coutume. Nous sommes si souvent aux vôtres ! répliqua Brassard ; car c’était lui, et lui seul pouvait être l’auteur de cette réponse audacieuse. Les deux qui l’accompagnaient, des plus plus forts et des plus hardis pourtant, le suivaient plutôt et cherchaient dans ses gestes leur direction.

Pendant ce temps, de la masse des ouvriers qui faisaient queue derrière les bureaux, plusieurs s’étaient détachés et venaient un à un écouter ce que disaient les meneurs au maître. Le groupe autour de Brafort s’épaississait à vue d’œil, et bientôt ce fut la foule entière. Ils se disaient les uns aux autres : « Nous les avons chargés de parler pour nous, il faut écouter. »

Brafort, on le sait, avait pour idéal la majesté olympienne. Plus la foule devenait ou lui paraissait menaçante, plus il crut de son devoir d’élever son courage à la hauteur de ses craintes. Il avait été militaire et savait confondre l’obstination avec l’honneur. S’efforçant donc d’écarter ceux qui s’opposaient à son passage, la poitrine cambrée, la tête haute, il se rapprocha de sa voiture. De violents murmures s’élevèrent.

— Il ne veut pas nous écouter. Sommes-nous des chiens pour lui ?

Le contre-maître accourait.

— Monsieur, dit-il à Brafort, il vaudrait mieux les entendre. Nous avons tous intérêt à ce que ça ne dure pas longtemps. Donnez-leur quelques bonnes paroles. On verra plus tard.

Cet homme avait de l’influence sur Brafort. Celui-ci peut-être au fond ne demandait qu’un prétexte pour se radoucir. Il se rappela d’ailleurs à ce moment les instructions de monsieur de Lavireu, et prenant la parole d’un ton haut et solennel.

— Voici monsieur le contre-maître qui me prie de vous écouter, et qui désire ne pas prendre la responsabilité de cette affaire. J’y consens, à sa considération. Parlez !

Ceux qui pressaient Brafort, à ces mots, s’écartèrent, et il put monter dans sa voiture, où il s’assit les bras croisés, dominant la foule. Alors le jeune ouvrier qui avait déjà parlé, Brassard, s’avança et, croisant les bras de même, il regarda Brafort en face avec une audace où se mêlait un fond contenu de colère et de mépris. C’était un garçon de moyenne taille, au front large, aux yeux vifs, aux traits aussi doux qu’intelligents.

— Qui êtes-vous ? demanda brusquement Brafort.

— Leur délégué, dit-il en étendant le bras vers ceux qui l’entouraient.

Les ouvriers répondirent :

— Oui ! oui ! nous l’avons chargé de parler pour nous.

— Eh bien ! de leur part et de la mienne, reprit l’ouvrier, je vous dis ceci : Nous sommes las de notre