Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Confession d’un enfant du siècle.djvu/305

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dont le son réglé d’une horloge déterminait les mouvements ; n’ayant jamais vu de la vie que le chemin d’une chambre isolée à un bureau enfoui dans un ministère ; envoyant à une mère l’épargne même, ce denier de la joie humaine, que serre avec tant d’avarice toute main qui travaille ; se plaignant d’une nuit de souffrance parce qu’elle le privait d’un jour de fatigue ; n’ayant qu’une pensée, qu’un bien, veiller au bien d’un autre, et cela depuis son enfance, depuis qu’il avait des bras ! Et moi, de ce temps précieux, rapide, inexorable, de ce temps buveur de sueurs, qu’en avais-je fait ? Étais-je un homme ? Lequel de nous avait vécu ?

Ce que je dis là en une page, il nous fallut un regard pour le sentir. Nos yeux venaient de se rencontrer et ne se quittaient pas. Il me parla de mon voyage et du pays que nous allions visiter.

— Quand partez-vous ? me demanda-t-il.

— Je ne sais ; madame Pierson est souffrante et garde le lit depuis trois jours.

— Depuis trois jours ! répéta-t-il avec un mouvement involontaire.

— Oui ; qu’y a-t-il qui vous étonne ?

Il se leva et se jeta sur moi, les bras étendus et les yeux fixes. Un frisson terrible le fit tressaillir.

— Souffrez-vous ? lui dis-je en lui prenant la main. Mais, au même instant, il la porta à son visage, et, ne pouvant étouffer ses larmes, il se traîna lentement à son lit.