Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Confession d’un enfant du siècle.djvu/90

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meil. Mes livres, mes murs me parlaient d’elle ; je ne pouvais les supporter. Mon lit me chassait dans la rue ; je l’avais en horreur quand je n’y pleurais pas.

J’amenai donc là cette fille ; je lui dis de s’asseoir en me tournant le dos ; je la fis mettre demi-nue ; puis j’arrangeai ma chambre autour d’elle comme autrefois pour ma maîtresse. Je plaçai les fauteuils là où ils étaient un certain soir que je me rappelais. En général, dans toutes nos idées de bonheur il y a un certain souvenir qui domine ; un jour, une heure qui a surpassé toutes les autres, ou, sinon, qui en a été comme le type, comme le modèle ineffaçable ; un moment est venu, au milieu de tout cela, où l’homme s’est écrié comme Théodore, dans Lope de Véga « Fortune ! mets un clou d’or à ta roue. »

Ayant ainsi tout disposé, j’allumai un grand feu, et, m’asseyant sur mes talons, je commençai à m’enivrer d’un désespoir sans bornes. Je descendais jusqu’au fond de mon cœur, pour le sentir se tordre et se serrer. Cependant je murmurais dans ma tête une romance tyrolienne que ma maîtresse chantait sans cesse :

Altra volta gieri biele,
Blanch’e rossa com’un’flore ;
Ma ora no. Non son più biele,
Consumatis dal’amore
[1].

J’écoutais l’écho de cette pauvre romance résonner

  1. Autrefois j’étais belle, blanche et rose comme une fleur ; mais aujourd’hui non. Je ne suis plus belle, consumée par l’amour.