Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Confession d’un enfant du siècle.djvu/92

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La créature me regarda en souriant ; elle se pencha sur moi. Que Dieu me pardonne cette nuit ! j’y bus un plus amer calice que celui que les anges apportèrent au Christ, en détournant la tête, dans le jardin des Oliviers.]

Je vous le demande, à vous, hommes du siècle, qui, à l’heure qu’il est, courez à vos plaisirs, au bal ou à l’Opéra, et qui ce soir, en vous couchant, lirez pour vous endormir quelque blasphème usé du vieux Voltaire, quelque badinage raisonnable de Paul-Louis Courier, quelque discours économique d’une commission de nos chambres, qui respirerez, en un mot, par quelqu’un de vos pores, les froides substances de ce nénuphar monstrueux que la Raison plante au cœur de nos villes ; je vous le demande, si par hasard ce livre obscur vient à tomber entre vos mains, ne souriez pas d’un noble dédain, ne haussez pas trop les épaules ; ne vous dites pas avec trop de sécurité que je me plains d’un mal imaginaire, qu’après tout la raison humaine est la plus belle de nos facultés, et qu’il n’y a de vrai ici-bas que les agiotages de la Bourse, les brelans au jeu, le vin de Bordeaux à table, une bonne santé au corps, l’indifférence pour autrui, et le soir, au lit, des muscles lascifs recouverts d’une peau parfumée.

Car quelque jour, au milieu de votre vie stagnante et immobile, il peut passer un coup de vent. Ces beaux arbres que vous arrosez des eaux tranquilles de vos fleuves d’oubli, la Providence peut souffler dessus ; vous