Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Nouvelles et Contes II.djvu/31

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et jamais on ne la voyait tenir une aiguille ; elle passait les journées à sa toilette, et les soirées sur un sofa, n’ayant pas l’air d’entendre la conversation. Pour ce qui regardait sa parure, elle était prodigieusement coquette, et son propre visage était à coup sûr ce qu’elle avait le plus considéré en ce monde. Un pli à sa collerette, une tache d’encre à son doigt, l’auraient désolée ; aussi, quand sa robe lui plaisait, rien ne saurait rendre le dernier regard qu’elle jetait sur sa glace avant de quitter sa chambre. Elle ne montrait ni goût ni aversion pour les plaisirs qu’aiment ordinairement les jeunes filles ; elle allait volontiers au bal, et elle y renonçait sans humeur, quelquefois sans motif ; le spectacle l’ennuyait, et elle s’y endormait continuellement. Quand son père, qui l’adorait, lui proposait de lui faire quelque cadeau à son choix, elle était une heure à se décider, ne pouvant se trouver un désir. Quand M. Godeau recevait ou donnait à dîner, il arrivait que Julie ne paraissait pas au salon : elle passait la soirée, pendant ce temps-là, seule dans sa chambre, en grande toilette, à se promener de long en large, son éventail à la main. Si on lui adressait un compliment, elle détournait la tête, et si on tentait de lui faire la cour, elle ne répondait que par un regard à la fois si brillant et si sérieux, qu’elle déconcertait le plus hardi. Jamais un bon mot ne l’avait fait rire ; jamais un air d’opéra, une tirade de tragédie, ne l’avaient émue ; jamais, enfin, son cœur n’avait donné signe de vie, et, en la voyant passer dans