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tait à profit ses talents pour vivre. Il écrivait des romans. Ses premiers ouvrages réussissaient ; le libraire l’invitait à en écrire d’autres. Chaque jour il s’imposait une certaine tâche. Bientôt son imagination s’épuisait, sa tête se fatiguait, et cependant la nécessité ne lui laissait pas de relâche. Il fallait écrire, toujours écrire. Au bout d’un an de ce supplice, le malheureux jeune homme perdait courage, comme on le verra par la scène suivante :


« Une nuit, ou plutôt un matin, car j’avais écrit jusqu’au jour, j’étais assis devant une table ; je venais de finir un volume. Non seulement il m’avait fallu livrer à l’imprimeur mes pages encore humides, mais forcer mes yeux fatigués à relire sur du papier gris le triste résultat de mes veilles. Mes sœurs dormaient dans la chambre voisine, et, tandis que je luttais contre le sommeil, je les entendais respirer à travers la cloison. Je sentais une telle lassitude que le découragement me prenait. Je vins cependant à bout de ma tâche, et, quand ce fut fini, je laissai ma tête tomber dans mes mains. Je ne sais pourquoi chaque soupir des enfants me remplissait d’une profonde tristesse. Au dernier chapitre de mon livre se trouvait racontée la mort de deux amants, ébauchée à la hâte, comme le reste, et ce chapitre était devant moi. J’y jetai les yeux machinalement ; un étrange souvenir me frappa. Je me levai à demi assoupi ; j’allai prendre le poème de Dante dans ma bibliothèque, et je me mis à relire le récit de Françoise de Rimini. Vous savez que ce passage n’a guère que vingt-cinq vers ; je les relus plusieurs fois de suite, jusqu’à ce que le sentiment pénétrât tout entier dans mon âme. Alors, sans faire davantage attention à mes sœurs qui dormaient, je récitai les vers à haute voix.