Page:Musset - Biographie d’Alfred de Musset, sa vie et ses œuvres.djvu/231

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Lorsque j’arrivai au dernier, où le poète tombe comme un cadavre, je me laissai tomber à terre en pleurant.

« Vingt-cinq vers, me disais-je, rendent un homme immortel ! Pourquoi ? Parce que celui qui lit ces vingt-cinq vers, après cinq siècles, s’il a du cœur, tombe à terre et pleure, et qu’une larme est ce qu’il y a de plus vrai, de plus impérissable au monde. Mais ces vingt-cinq vers, où sont-ils ? noyés dans trois poèmes. Ce ne sont pas les seuls beaux, il est vrai, et nul ne peut dire que ce soient les plus beaux ; mais ils suffisaient à eux seuls pour préserver le poète du néant. — Eh bien, qui sait si ce qui les entoure, si ces trois longs poèmes, et tant de pensées, et tant de voyages, et la muse exilée, et l’ingrate patrie, si tout cela n’était pas nécessaire pour que ces vingt-cinq vers se trouvassent dans ce livre qui n’est pas lu tout entier par deux cents personnes par an ? C’est donc l’habitude du chagrin et du travail, c’est donc l’infortune, sinon la misère, qui fait jaillir la source ; et qu’une goutte en reste, c’est assez, n’est-ce pas ? Mais, si au lieu de cela, travail et chagrin, misère et habitude se réunissent pour dessécher la source, pour amoindrir l’homme et l’user, cette goutte qui serait peut-être tombée, cette larme qui aurait pu être féconde, que deviendra-t-elle ? Elle coulera sur le carreau et sera perdue[1] ! »


À ce moment de la lecture, l’auteur s’arrêta. Son auditeur, aussi ému que lui, avait la poitrine oppressée. Nous gardâmes tous deux le silence pendant quelques secondes, et puis je demandai la suite. Après la peinture de cette nuit d’angoisses venait une dissertation sur le poète et le prosateur[2]. Le reste

  1. Extrait du Poète déchu.
  2. Elle fait partie de l’Œuvre posthume.