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fallut du temps pour reconnaître qu’on abusait de son innocence et qu’on lui faisait jouer le personnage de Fortunio. La dame était pourvue d’un Clavaroche ; mais elle n’avait pas le cœur de Jacqueline. Elle resta insensible aux tendres reproches du jeune homme dont elle s’était moquée de la manière la plus cruelle. Il cessa ses visites sans témoigner ni mépris, ni colère. Une autre femme, qui le guettait, s’empressa de le consoler. Un matin, je remarquai qu’il portait des éperons, le chapeau fort penché sur l’oreille droite, avec une énorme touffe de cheveux du côté gauche, et je compris à ces airs cavaliers que l’amour-propre était sauf.

Sept ans plus tard, le souvenir de cette première aventure se réveilla dans une occasion où Alfred de Musset se crut pris à semblable piège. Cette fois, il se trompait ; mais ce soupçon d’un moment produisit le Chandelier, la plus parfaite à mon sens de ses comédies et l’un des meilleurs fruits de l’esprit français, depuis le siècle de Molière.

Dans les derniers jours de l’année 1828, à la sortie d’un petit bal où Alfred avait montré une ardeur extrême au plaisir, un de nos amis, Prosper Chalas, rédacteur du Temps et de la Pandore, garçon d’esprit et qui se connaissait en hommes, me prit le bras dans la rue et me dit à l’oreille :

« N’en doutez pas, votre frère est destiné à devenir un grand poète ; mais en lui voyant cette figure-