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A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU 949

aussi minuscule et aussi entier, du désir de ne pas laisser passer cette fille, sans que sa pensée prît conscience de ma personne, sans que j'empêchasse ses désirs d'aller à quelqu'un d'autre, sans que je vinsse me fixer dans sa rêverie et saisir son cœur. Cependant notre voiture s'éloi- gnait, la belle fille était déjà derrière nous et comme elle ne possédait de moi aucune des notions qui constituent une personne, ses yeux qui m'avaient à peine vu, m'avaient déjà oublié.

Etait-ce à cause du passage si rapide que je l'avais trouvée si belle? Si j'avais pu descendre, lui parler, aurais-je été déconcerté par quelque défaut de sa peau que de la voiture je n'avais pas distingué ? peut-être un seul mot qu'elle eût dit, un sourire, m'eût fourni une clef, un chiffre inattendus, pour lire l'expression de son visage et de sa démarche, qui seraient aussitôt devenues banales ? C'est possible, car je n'ai jamais rencontré dans la vie de filles aussi désirables que les jours où j'étais avec quelque grave personne que je ne pouvais quitter, malgré les mille prétextes que j'inventais. En attendant je me disais que le monde est beau qui fait ainsi croître sur les routes campagnardes ces fleurs à la fois uniques et communes, trésors fugitifs de la journée, aubaines de la promenade, dont des circonstances contingentes qui ne se repro- duiraient peut-être pas toujours m'avaient seules empêché de profiter, et qui donnent un goût nouveau à la vie.

Mais peut-être, en espérant qu'un jour, plus libre, je pourrais faire sur d'autres routes de semblables rencontres, je commençais déjà à mentir à ce qu'a d'exclusivement individuel le désir de vivre auprès d'une femme qu'on a trouvé jolie, et du seul fait que j'admettais la possibilité

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