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A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU 95

Un souvenir, un chagrin, sont choses mobiles. Un moment on ne les apercevait plus, aussitôt ils reviennent, de longtemps ils ne vous quittent plus. Il y avait des jours où je ne pensais plus à M™^ de Gucrmantes. Mais certains soirs en traversant la ville pour aller vers le restaurant où dînait Saint-Loup, j'avais peine à marcher, on aurait dit qu'une partie de ma poitrine avait été sectionnée par un anatomiste habile, enlevée, et remplacée par une partie égale de souffrance immatérielle, par un équivalent de nostalgie et d'amour. Et les points de suture ont beau avoir été bien faits, on vit assez malaisément quand le regret d'un être est substitué aux viscères, il semble qu'il tienne plus de place qu'eux, on le sent perpétuellement, et puis quelle ambiguité d'être obligé de penser une partie de son corps. Seulement il semble qu'on vaille davantage. A la moindre brise on soupire d'oppression mais aussi de langueur. Je regardais le ciel. S'il était clair, je me disais : peut-être elle est à la campagne, elle regarde les mêmes étoiles, et qui sait si en arrivant au restaurant, Robert ne va pas me dire : " Une bonne nouvelle, ma tante m'a écrit, elle voudrait te voir, elle va venir ici. "

Tout en m'acheminant vers le restaurant je me disais : "Il y a quatorze jours que je n'ai vu M™® de Guer- mantes. " Et aussitôt ce n'était plus seulement les étoiles et la brise mais jusqu'aux divisions arithmétiques du temps qui prenaient quelque chose de douloureux et de poétique. Je me disais : " Elle n'attendra peut-être pas plus long- temps pour venir à résipiscence. Quatorze jours, c'est long. " Et je ne songeais pas qu'elle, elle n'attendait pas, et que ces quatorze jours de séparation, immenses à travers le microscope de mon regret qui m'avait permis

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