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Ainsi, matériellement et moralement, M. Pierre-André Irnois ne possédait aucun moyen de faire comprendre comment il avait pu réaliser une énorme fortune et se placer au rang des puissants et des heureux. Et pourtant, il était arrivé à avoir six hôtels à Paris, des terres bâties dans l’Anjou, le Poitou, le Languedoc, la Flandre, le Dauphiné et la Bourgogne, deux fabriques en Alsace et des coupons de toutes les rentes publiques, le tout couronné par un immense crédit. L’origine de tant de biens n’était explicable que par les étranges caprices de la destinée.

M. Irnois, ai-je dit, avait eu son berceau fort bas ; tout le monde, du moins, le croyait, et lui comme tout le monde ; mais, par le fait, on n’en savait rien ; il ne s’était jamais connu ni père ni mère, et avait commencé sa carrière sous la livrée de marmiton, dans les cuisines d’un bon bourgeois de Paris. De là, chassé pour avoir laissé brûler une rôtie confiée à ses soins un jour de gala, il avait erré quelque temps, soumus aux tristes fluctuations du vagabondage. Le pauvre diable s’était ensuite raccroché à un emploi de laquais chez un procureur, et, bientôt congédié comme trop insolent et un peu voleur, il avait manqué mourir de faim, une nuit fatale que le guet le ramassa, expirant d’inanition, sous un des piliers des Halles, où il s’était traîné après avoir en vain cherché, dans les bourriers d’alentour, quelque honteux comestible.

On voulut l’envoyer aux Iles. Il s’échappa, se cacha dans le jardin d’une dame philosophe et philanthrope, et, découvert, raconta son histoire. Par bonheur, cette dame avait ce jour-là autour d’elle plusieurs personnes invitées à dîner, et parmi ces convives, M. Diderot, M. Rousseau de Genève, et M. Grimm.