Page:NRF 13.djvu/1003

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

AURORE OU LA SAUVAGE 995

Une humanité se matérialise peu à peu dans l'acre fumée des cheroots birmans, sous une voûte d'ors, de velours rouge et de glaces aux mille colonnes. Des artistes en khaki, à désinences polonaises, jouent aux dominos avec leurs maîtresses, leurs sœurs. On reconnaît d'âpres femelles Y M c A, jadis rencontrées dans des expositions de gravures sur bois. Des musiciens de l'école mobilisable préparent de lointaines tournées de propagande. Des spécial cons- tables juifs, avec leur brassard et un lorgnon enchaîné à leurs oreilles décollées attendent l'heure de monter aux projecteurs.

L'art ne donne à la guerre qu'un appui conditionnel. Tandis que la Royal Académie peint avec ferveur dans les Etats-Majors, les Indépendants, lourds des objections de leur conscience, se consacrent aux camions.

Daniel vient à notre table.

— Montjoye donne à souper ce soir. Il m'a prié de vous dire qu'il avait essayé en vain de vous téléphoner et qu'il désirait que vous lui ameniez Aurore, qu'il veut connaître.

Montjoye, ou plutôt Aronsohn, (vieille famille normande dit Daniel), est le secrétaire privé du Chanceher de l'Echi- quier. Il a un appartement de style Adams, dans Albany, avec des natures mortes (de mort violente) cernées de bleu, des fauteuils en satin noir peints par Conder, et de ces Coromandel sciés dans l'épaisseur des feuilles pour des bahuts. Il donne volontiers à boire après le théâtre.

— Je n'irai pas chez Montjoye, dit Aurore. C'est un homme malsain. Il exhale une odeur de corruption.

— Vous parlez comme l'archevêque de Westminster.

— Depuis longtemps il me fait demander de venir

�� �