Page:NRF 13.djvu/454

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

446 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

sera faite d'hommes non moins périssables, non moins incompétents que nous. Mais « chaque génération appelante se voit seule sous le regard innombrable d'une indéfinité indéfiniment croissante de générations ultérieures. C'est le contraire. C'est chacune des générations juges, des généra- tions ultérieures qui est une en face de toutes les générations passées. » Et cette génération de juges, à quoi songe- t-elle elle- même, sinon à se faire juger par l'avenir ? « Longue poursuite temporelle, perpétuellement décevante poursuite, toujours en porte-à-faux, et singulière justice, singulière juridiction ! Le tribunal court après le prétoire. Le magistrat lève le pied. Le juge retrousse sa robe et saute la barre pour se faire ad- mettre accusé... » Et telle est l'illusion par où l'âme moderne remplace le jugement dernier et la communion des saints. Mais cette misère, comment la condamner, si chacun, si le chrétien même la retrouve dans son propre cœur ? « Nous le connaissons peut-être, Péguy, notre homme de quarante ans. Nous commençons peut-être à le connaître... Il a qua- rante ans, il sait donc. La science que nul enseignement ne peut donner, le secret que nulle méthode ne peut pré- maturément confier,... il sait. D'abord, il sait qui il est. Ça peut être utile, dans une carrière. Il sait ce que c'est que Péguy... Il sait que Péguy c'est ce petit garçon de dix douze ans qu'il a longtemps connu se promenant sur les levées de la Loire. Il sait aussi que Péguy c'est cet ardent et sombre et stupide jeune homme, dix-huit vingt ans, qu'il a connu tout frais débarqué à Paris... Il sait que la Sor- bonne, et l'Ecole Normale, et les partis politiques ont pu lui dérober sa jeunesse, mais ne lui ont pas dérobé son cœur... Il sait que toute la période intercalaire ne compte pas, que la période de masque est finie et qu'elle ne reviendra jamais. Et qu'heureusement la mort viendra plutôt... Il sait qu'il a retrouvé l'être qu'il est, un bon Français de l'espèce ordinaire, et vers Dieu un fidèle et un pécheur de la commune espèce.

�� �