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que l’homme, membre du groupe, les a créées. Chaque peuple, suivant son mode de vie, son degré d’asservissement aux origines animales de l’espèce, son degré de sociabilité, l’intensité de ses échanges, condense en une «civilisation» son expérience propre, ses acquisitions pratiques, spirituelles et morales. Il n’est plus alors à proprement parler une science, une morale, un art, une foi, mais bien des courants scientifiques, moraux, artistiques, religieux, très inégalement répartis à travers, les peuples, qui tirent leur valeur respective de la parcelle d’expérience humaine incluse en eux et qui peuvent ne satisfaire ni de la même manière ni avec une égale plénitude nos besoins intellectuels et moraux. Il ne s’agit plus pour nous de communier ici avec une vérité absolue et transcendante, mais avec les membres d’une humanité qui se réalise dans le temps et dans l’espace, au milieu des efforts, des souffrances et des sacrifices. Il ne s’agit plus d’opérer un amalgame de civilisations. Entre les différentes civilisations il nous faut choisir.

L’erreur de certaines générations est de s’être laissé abuser avant la guerre par une tentative de syncrétisme et de n’en avoir senti ni la fragilité ni l’artifice. Elles n’ont pas vu qu’il est entre les hommes des liens plus profonds que des liens de culture et qui donnent aux membres d’un même peuple une entente tacite des choses. En se laissant gagner par l’exemple de l’Allemagne, où la culture supplée au défaut de civilisation propre, en substituant au courant d’un Lamarck, d’un Comte, d’un Claude Bernard le courant de métaphysique allemande, elles ont oublié que la nation française avait acquis, au cours de deux siècles, un degré de sociabilité assez élevé, une civilisation assez complexe et assez riche pour ne pas se mettre servilement à l’école de nations que leur évolution historique n’avait pas dotée d’une civilisation propre.

Il est regrettable que les esprits en apparence les plus libres soient incapables à ce point de secouer les préjugés et les dogmes et de recueillir la leçon des faits. S’ils cessaient de vivre dans leur passé, s’ils sortaient d’eux-mêmes, s’ils regardaient le présent, ils verraient au-delà de « l’élite pensante » et des « européens » des hommes tout simplement, des hommes qu’un contact quotidien avec le réel peut rendre capables d’application, de bon sens, et de finesse et qui sont doués de sensibilités neuves. Ils verraient au-delà