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si le grain ne meurt
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Dans toutes ses paroles, dans toutes ses manières respirait je ne sais quoi d’égoïste et de magistral. Ses mains particulièrement étaient belles, à la fois molles et puissantes. Au piano, une animation quasi céleste le transfigurait ; son jeu semblait plutôt celui d’un organiste que d’un pianiste et manquait parfois de subtilité, mais il était divin dans les andante, en particulier ceux de Mozart pour qui il professait une prédilection passionnée. Il avait coutume de dire en riant :

— Pour les allegro, je ne dis pas ; mais dans les mouvements lents, je vaux Rubinstein.

Il disait cela d’un ton si bonhomme qu’on ne pouvait y voir vanterie ; et en vérité je ne crois pas que ni Rubinstein, dont je me souviens à merveille, ni qui que ce soit au monde pût jouer la fanlaisie en ut mineur de Mozart par exemple ou le largo d’un concerto de Beethoven, avec une plus tragique noblesse, avec plus de chaleur, de poésie, de puissance et de gravité. J’eus dans la suite maintes raisons de m’exaspérer contre lui : il reprochait aux fugues de Bach de se prolonger parfois sans surprise ; s’il aimait la bonne musique, il ne détestait pas suffisamment la mauvaise ; il partageait avec son ami Gounod une monstrueuse et obstinée méconnaissance de César Franck, etc. ; mais, en ce temps où je naissais au monde des sons, il en était pour moi le grand-maître, le prophète, le magicien. Chaque soir, après le dîner, il offrait à mon ravissement sonates, opéras, symphonies, et maman, d’ordinaire intraitable sur les questions d’heure et qui m’envoyait coucher tambour battant, permettait que je prolongeasse outre temps la veillée.